Page:Revue des Deux Mondes - 1844 - tome 7.djvu/425

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et ne croient pas qu’une société tumultueusement démocratique puisse être juste. Jamais, au contraire, il ne fut aussi bon qu’aujourd’hui d’être un homme de mérite ; peut-être même le métier est-il devenu trop facile.

Cette rare estime qu’il avait obtenue, M. Jouffroy la devait sans doute à lui-même ; mais les regrets excités par sa perte tenaient encore à des causes générales. Il appartenait à la génération qui règne maintenant, et qui, à peu d’exceptions près, s’est emparée de l’opinion et de l’influence. Parmi les hommes éminens qui la guident, c’est un des premiers qui aient disparu de la scène, et cette génération s’est sentie atteinte avec lui. Il était de ceux qui ont contribué à former cet ensemble d’idées et de sentimens qui dominent aujourd’hui là où les idées et les sentimens peuvent encore quelque chose. C’est un des auteurs du présent qu’en lui le présent a perdu, et, pour emprunter une expression de Voltaire, c’est un des maîtres à penser de notre temps.

On ne peut en effet le bien juger si on l’isole. Comme tous les hommes supérieurs, il eut son originalité ; mais il se ressentit profondément des circonstances au sein desquelles il s’était formé. On n’échappe point à l’influence des évènemens, et l’on naît dans un milieu social que l’ame réfléchit, comme la mer reflète les couleurs du ciel. M. Jouffroy eut l’esprit de son temps, et il réagit sur l’esprit de son temps. Il faudrait donc, pour le complètement connaître, l’étudier seul, c’est-à-dire dans ses ouvrages, puis le considérer parmi ses contemporains ou dans ses rapports avec le monde où il a vécu. Il y a toujours des liens intimes entre la vie d’un philosophe et son système, entre sa philosophie et le génie de son époque.

La philosophie a cessé d’être le nom d’une science universelle. Elle n’oblige plus à connaître tout ce qui se peut connaître, omne scibile, comme disait l’école ; mais il est certain encore, et il demeurera éternellement certain que, remontant sans cesse aux sources de la connaissance, elle touche à toutes les sciences par leurs principes, et domine en particulier les sciences morales, qu’elle pourrait dans ses jours d’orgueil appeler ses conséquences. Non que des conséquences de cet ordre ne forment par elles-mêmes des sciences dont l’importance et la difficulté réclament au besoin toutes les forces d’une intelligence éminente. L’esprit humain peut s’enfermer dans une partie de son domaine et s’y montrer sublime. Sa grandeur ne se mesure pas à celle du théâtre qu’il a choisi ; il y a plus de gloire à gouverner Athènes que la Scythie tout entière. Mais si l’on considère les sciences