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divers nous avaient conduits sur le même terrain, et nous travaillions en commun au triomphe des principes dont il nous semblait que la défense devait un jour nous donner le pouvoir en héritage. « Nous sommes la jeune garde, » me disait M. Thiers en 1823.

C’était à l’occasion d’une entreprise qui nous réunit. Un recueil périodique s’était fondé, un moment remarqué, oublié aujourd’hui, les Tablettes universelles. Il disparut bientôt, brisé par les difficultés légales qui alors entravaient la presse. Chacun se reprit à chercher de son côté des chances de succès, des occasions de travail. M. Thiers et M. Mignet rentrèrent dans la voie où ils trouvèrent plus tard à créer le National. Pour nous, nous fûmes bientôt ralliés autour d’une œuvre qui a laissé quelque souvenir : je veux parler du Globe, recueil périodique que M. Dubois et M. Leroux fondèrent vers la fin de 1824.

Je rappelle ce fait parce qu’il fixa décidément M. Jouffroy dans les rangs de la presse militante. L’École normale dominait le Globe à son origine ; le nom de M. Dubois ne peut laisser à cet égard aucun doute. À cette direction appartenaient MM. Damiron, Trognon, Patin, Farcy, etc., et se rattachèrent M. Ampère, M. Lerminier, M. Magnin, et un peu plus tard M. Sainte-Beuve. Venus d’ailleurs, MM. Duvergier de Hauranne, Duchâtel, Vitet, d’autres encore, tempérèrent ce que cet esprit pouvait avoir d’exclusif, par une diversité nécessaire d’études et de goûts. Nous formâmes ainsi un faisceau de critiques qui, je le puis dire sans témérité, exerça dans la philosophie, la littérature et la politique, une véritable influence pendant les cinq dernières années de la restauration.

M. Jouffroy primait parmi nous. Il y avait en lui quelque chose de doux et d’imposant qui nous captivait. Sa raison n’était pas froide, mais calme, et nous nous sentions plus assurés encore de nos convictions quand elles passaient par sa bouche. Il avait là deux fidèles amis à qui son souvenir reste à jamais présent, M. Dubois, qui prêtait à nos opinions la verve d’un talent passionné et l’autorité d’une ferme loyauté, M. Damiron, auteur d’écrits bien précieux, le plus sage de nous tous, le seul sage peut-être, puisqu’il n’a pas cessé d’être heureux, puisqu’il n’a pas cessé de vouer à la science toute son ambition. M. Jouffroy était philosophe par l’esprit et les mœurs ; mais son ame était loin d’avoir atteint cette stoïque insensibilité à laquelle aspire, dit-on, la philosophie. Elle recélait une ardeur contenue qui a pu répandre quelques souffrances dans sa vie, mais qui animait d’une manière heureuse la gravité de son talent. On peut en juger encore par ses écrits. Il semble ne s’y attacher qu’à se rendre raisonnable, c’est son travail