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un monument public au moment où la voiture du prince s’arrêtait à la porte. Les sentinelles présentèrent les armes ; Brummell, avec le plus grand sérieux, prit le salut, pour lui, et ôta gravement son chapeau, en ayant l’air de ne pas voir qui était dans la voiture. Le prince, à ce qu’il paraît, rougît de colère, mais il ne dit rien.

Cette lutte entre l’héritier de la couronne d’Angleterre et un homme qui n’avait pourtant aucun des avantages de la naissance ou de la richesse, se prolongea quelque temps encore. Ce ne fut pas le succès, ce fut l’argent qui manqua à Brummell. Le nerf de la guerre lui fit défaut.

Une fois exclu de Carlton-House, il se montra beaucoup plus assidu au club et il y joua. Il eut d’abord un très grand bonheur au jeu ; il paraît qu’il gagna un jour 26,000 livres, ou 650,000. Ses amis lui conseillaient d’en rester là et de s’acheter des rentes il continua et perdit tout. Il emprunta à des usuriers, à des taux ruineux. Il empruntait aussi à des gens qui payaient ainsi l’honneur de faire sa connaissance. Brummell les considérait comme ses obligés. L’un d’eux le pria un jour de le rembourser. « Je vous ai déjà payé, répondit le dandy. — Quand donc, monsieur ? – Quand ? eh ! l’autre jour, lorsque vous passiez devant la fenêtre du club et que je vous ai crié : Bonjour, Jemmy, comment cela va-t-il ? » Cependant, comme il ne pouvait payer toutes ses dettes de cette manière, il vit bientôt sa liberté compromise, et il lui fallu songer à se mettre à l’abri. Ce fut le 16 mai 1816 qu’il disparut subitement de la scène de ses triomphes. Le matin même, il écrivit à l’un de ses amis cette petite note : « Mon cher Scrope, prêtez-moi 200 louis ; la banque est fermée, et tout mon argent est dans le 3 p. 100. Je vous rendrai cela demain matin. » Son ami lui répondit non moins laconiquement : « Mon cher George, c’est bien malheureux, mais tout mon argent est dans le 3 p. 100. » Après cette tentative infructueuse, le beau Brummell parut le soir à l’Opéra ; il sortit de bonne heure et, sans retourner chez lui, il monta dans une chaise de poste qu’il avait commandée. En doublant les guides, il arriva le matin à Douvres, loua un petit bâtiment, et quelques heures après il était sur le sol français.

Ici commence pour Brummell une nouvelle période, le récit en est triste ; le biographe ne nous fait plus assister qu’au spectacle d’une décadence successive. Avec une patience qui ferait honneur à un antiquaire, le capitaine Jesse a recherché et recueilli ce qui restait de ces ruines d’un dandy ; il a suivi les traces de Brummell à Calais, où il passa quatorze ans, puis à Caen, où il mourut. A Calais, le premier soin de Brummell fut de s’arranger comfortablement dans son nouveau logis. Il avait, dit le capitaine Jesse, une passion de douairière pour les