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toute grande, et annonçait la duchesse de Devonshire. Le beau se levait de son fauteuil, et il s’avançait jusqu’à la porte pour recevoir la belle Georgiana. Son salut était presque aussi gracieux que trente cinq ans auparavant. « Ah ! ma chère duchesse, disait-il en grasseyant, que je suis heureux de vous voir. ! Je vous en prie, ensevelissez-vous dans ce fauteuil. Savez-vous bien qu’il m’a été donné par la duchesse d’York, une très bonne amie à moi ? Pauvre femme, elle n’est plus maintenant ! Ici les yeux du vieillard se remplissaient de larmes, et se laissant tomber lui-même dans son fauteuil, il regardait vaguement le feu jusqu’à ce que lord Alvanley, ou lord Worcester, ou tout autre, fût annoncé, et alors il recommençait la même pantomine. A dix heures, on annonçait les voitures, et la farce était finie.

Enfin ses amis n’eurent plus d’autre ressource que de le mettre à l’hospice. Il fallut l’y porter de force ; il croyait qu’on le menait encore en prison. Le vieux beau mourut dans la maison du Bon-Sauveur, à Caen, le 30 mars 1840, à l’âge de soixante-douze ans.

L’histoire de George Brummell porte avec elle son propre enseignement. Sa mort fut triste ; sa vie fut-elle plus enviable ? nous ne le croyons pas. Elle manque de dignité et de vérité. Le sentiment de l’égoïsme y absorbe tous les autres. Brummell eut des amis qui le logèrent, le nourrirent, le vêtirent pendant vingt-cinq ans, et le jour où il perdit son caniche, il dit qu’il avait perdu son meilleur ami. Il n’eut point la grande et la plus légitime excuse de tous les écarts, la passion. On ne voit point qu’il ait eu les saintes faiblesses du cœur ; il n’eut que celles de la vanité. Ce ne fut point pour une maîtresse qu’il se perdit ; ce fut pour de l’huile antique, de l’eau de Cologne, et des bains de lait. Assurément, celui qui, sans aucun des avantages de la naissance ou de la fortune, sut se créer une espèce de dictature sur la plus fière et la plus opulente aristocratie du monde, ne fût pas un homme ordinaire ; mais il montra seulement comment il est possible d’unir beaucoup d’esprit et un goût exquis à un manque à peu près absolu de sens moral. Nous n’avons point la prétention de faire du puritanisme : tout au contraire, nous croyons que la délicatesse des soins extérieurs est une présomption très réelle et très sérieuse en faveur de la délicatesse de l’esprit ; mais si nous apprécions infiniment un homme qui sait se bien mettre, c’est à la condition que la préoccupation de son habit ne l’empêche pas de voir qu’il y a autre chose en ce monde et dans l’autre. Après tout, un nœud de cravate n’est pas la chose dont on puisse dire : Porrò unum est necessarium.


JOHN LEMOINNE.