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l’œil, c’est que l’exil lui parut moins odieux que les servitudes de l’intelligence. Le choix qu’il fit de Genève comme lieu d’asile témoigne de cette disposition d’esprit. À travers bien des vicissitudes, cette petite république avait toujours su conserver à sa tête un noyau d’hommes éclairés pour qui le savoir était une recommandation et le malheur un titre de respect. Sans y jouir d’une liberté entière, un étranger s’y trouvait à l’abri de la persécution. Nulle part d’ailleurs un esprit de quelque étendue ne pouvait se créer des relations d’un ordre plus élevé et se trouver en contact avec des hommes plus éminens. Genève, par une fortune singulière, réunissait alors dans ses murs MM. Sismondi, écrivain si érudit et si ingénieux ; Dumont, l’ami et l’interprète de Bentham ; Pierre Prévost, le traducteur de Malthus ; Bellot, jurisconsulte distingué ; le naturaliste de Candolle ; les deux Pictet, l’un physicien, l’autre polygraphe ; De la Rive, Lullin de Châteauvieux, Bonstetten, puis d’autres noms, célèbres à divers titres. Non loin de là, le château de Coppet gardait l’empreinte qu’y avait laissée sa glorieuse châtelaine, et conservait encore pour hôtes MM. de Broglie et Auguste de Staël. Ainsi cette hospitalière vallée du Léman, où s’étaient abrités au jour de leur disgrace Voltaire, Jean-Jacques Rousseau et l’auteur de l’Allemagne, pouvait s’enorgueillir d’une famille de penseurs et de savans, éclose aux rayons de leur génie.

Ce fut dans ce foyer restreint, mais choisi, que M. Rossi devait trouver sa route et prendre le sentiment d’une direction. Il est un caractère commun à tous les écrivains qui nous sont venus de la Suisse française, et dont peu d’entre eux ont su se défendre : c’est un esprit de méthode poussé à l’excès et un penchant vers les idées dogmatiques. Ceux même qui, comme M. Guizot, n’ont fait que traverser les écoles genevoises, se ressentent du ton sentencieux, qu’y affecte l’enseignement et d’une sorte de raideur inhérente aux mœurs locales. Cette tendance donne à la pensée quelque chose de systématique, de tranchant, d’impérieux. M. Rossi fut préservé de cet écueil par la souplesse de son talent et par la verve dont s’inspire le génie méridional ; il associa, dans un mélange heureux, ses qualités originelles aux qualités acquises, et se créa une profondeur qui n’allait pas jusqu’à la sécheresse. Rien n’égale l’ardeur qu’il apporta à étendre alors la sphère de ses connaissances. Les évènemens avaient bouleversé toutes ses perspectives ; il fallait s’ouvrir une nouvelle carrière, changer d’idiome comme de résidence. De semblables métamorphoses ne s’opèrent qu’au prix de longs efforts. La langue natale est pour l’homme Un instrument familier, acquis sans peine, assoupli par l’usage : on dirait