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Le Jourdain madrilègne est marié, mais non cette fois avec cette acariâtre ménagère dont la tête est plus grosse que le poing, et qui forme avec son mari un si curieux contraste par son imperturbable bon sens. Par ses manières et par son langage, la marquesa de Rosa-Blanca ne serait point trop déplacée dans les Précieuses ridicules ; mais cela tient à ce milieu équivoque de fêtes et de tertulias dansantes où elle a coutume de vivre depuis son mariage. De sa nature, la pauvre marquise est une jeune femme charmante, moitié Agnès, moitié Henriette, une Henriette un peu trop déniaisée pourtant, car, à force de passer en revue ces excellens personnages de notre grand cornique, on finit par reconnaître au confiant et crédule don Juan quelque air de parenté avec George Dandin. Et, en effet, c’est à sa femme et non à sa bourse qu’en veut le comte Dorante… nous nous trompons, le comte tout court, — M. Gil y Zarate a négligé de nous dire son nom de Navarrais ou de Manchègue. Du matin au soir et peut-être du soir au matin, le comte ne bouge point de la maison de don Juan. J’oubliais de vous apprendre que don Juan a vingt-trois ans à peine, et au lit, cela va sans dire, dans le siècle où nous sommes, il faut n’avoir point franchi l’âge des illusions pour se laisser prendre à ces petites vanités sociales ; M. Jourdain, à quarante ans, dédaignerait aujourd’hui de revêtir tous ces oripeaux dédorés ; il passerait tout simplement sa journée à la bourse, dans la rue Basse-San-Martin, et depuis long-temps déjà il n’aurait eu d’autre ambition que d’arriver à être nommé membre d’une députation provinciale ou de quelque ayuntamiento.

Rassurez-vous pourtant : bien que dans la comédie de M. Gil y Zarate l’ancienne Mme Jourdain soit remplacée par une tête vide et rieuse, le bon sens n’y a pas encore tout-à-fait abdiqué ses droits ; le bon sens y est représenté par un oncle de don Juan, don Gregorio Chinchilla, et vous verrez que le digne homme s’acquitte passablement de son emploi. Nous disons passablement, car, il faut bien l’avouer, l’espèce humaine a dégénéré depuis deux siècles ; nous soupçonnons le bon Gregorio d’être un peu sensible, dans le plus secret de son cœur, a ce que son écervelé de neveu appelle l’élévation de sa famille ; on s’en aperçoit aisément, même dans les scènes où il le raille et le gourmande avec le plus de sévérité, au sujet de ses prodigalités et de ses folles espérances. Eh ! mon Dieu, don Gregorio n’est après tout qu’un Espagnol, et il l’est comme on l’est depuis des siècles. Est-ce que le grand Sancho Panza, ce parangon de sagesse, n’a point eu aussi ses petites illusions, il y a deux cents ans ?