Page:Revue des Deux Mondes - 1844 - tome 7.djvu/651

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et joue sous jambe avec une incroyable prestesse, dans la conversation, un grand poète, un grand orateur, lui qui n’est qu’un pauvre clerc de notaire. Butscha n’est pas plus vrai qu’une chinoiserie ; mais M. de Balzac se préoccupe bien de la vérité des caractères ! Mlle Modeste n’a-t-elle pas le cœur à droite ? C’est la mode du reste dans les romans de M. de Balzac depuis quelques années, depuis que les cravaches de sept mille francs qu’on va chercher à franc étrier en courant jour et nuit, au risque de se tuer, jouent un si grand rôle dans ses fictions. Je ne voulais faire qu’une simple observation, et je m’engage malgré moi ; je reviens : je voulais dire qu’avec l’imagination seule on produisait des œuvres foncièrement défectueuses où un peu d’or se trouve mêlé à beaucoup de cuivre et d’étain. — Un romancier célèbre avait invité récemment quelques amis à venir manger, dans sa retraite, quelques reliefs d’ortolan. L’on dîna sur une table ordinaire, non sur un tapis de Turquie, comme les deux amis de La Fontaine ; mais, hélas ! on remarqua la variété et la singularité du couvert. Pour une cuiller en vermeil qui brillait là par hasard, le reste était de fer ou en bois. Que de livres, à commencer par ceux de l’amphitryon, sont composés comme cette table était servie !

Dieu me garde d’arrêter un moment le Juif Errant dans sa course à travers les mondes ! Le Juif Errant, c’est le choléra ; ingénieux moyen qu’a trouvé M. Sue pour effrayer la critique et la tenir à distance ! S’il y avait danger, s’il y avait péril en la demeure pour le lecteur, on pourrait se risquer ; il n’en est rien. L’intérêt n’a pas grandi depuis le début, et ne pas avancer en ce cas, c’est reculer. Les innombrables complications qui vont survenir réveilleront-elles la curiosité assoupie ? cela est au moins douteux. Le fantastique va être pour M. Sue un élément de malheur : la plupart de ses créations des Mystères n’avaient point la réalité humaine ; mais le lecteur, facile à tromper, se laissait prendre à ces semblans de vie et s’intéressait à ces fantômes. Aujourd’hui tout est changé. Votre Juif errant et son Hérodiade, la Juive éternelle avec laquelle il a tous les cent ans une petite entrevue, laissent tout le monde froid. Parviendriez-vous à intéresser avec les autres personnages, l’ombre du Juif Errant plane sur tous vos tableaux pour les glacer. Je sais que vous réservez pour les grands momens vos deux jeunes filles ; que déjà vous vous êtes écrié : « Chères créatures, si jeunes, si naïves, qu’avez-vous donc fait pour être si malheureuses ? » à peu près comme Ducray-Duminil, qui s’écriait : « Pauvres enfans, si naïfs, si bons, qu’avez-vous donc fait aux hommes ? » Mais les enfans de Ducray-Duminil couraient de vrais dangers, et la lectrice en frémissait au coin de son feu ; tandis que les vôtres se sauveront de tous les mauvais pas ; vous avez averti le lecteur en donnant à vos deux héroïnes, pour protecteurs, l’ange Gabriel et le Juif errant, qui ne connaît aucun obstacle matériel, renverse les portes des prisons et franchit les distances comme le vent. C’est une des plus graves fautes que puisse commettre un romancier, et vous l’avez commise si complètement et d’une telle façon, qu’il vous est impossible de revenir sur vos pas, et que