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MADEMOISELLE DE LA SEIGLIÈRE.

mais le bonhomme n’était ni fin ni vain, et, malgré l’intimité de ses rapports avec la baronne, il n’avait jamais oublié quelle distance séparait encore le paysan parvenu de la grande dame ruinée. Il resta donc bras tendus et bouche béante, hésitant, interdit, et ne sachant comment interpréter les dernières paroles qu’il venait d’entendre.

— Vous est-il arrivé, mon ami, reprit Mme de Vaubert avec calme, de vous demander quelle aurait été la gloire de Bonaparte, si, comprenant sa mission divine, cet officier de fortune, après avoir écrasé les factions, eût replacé les Bourbons sur le trône de leurs ancêtres ? Supposons un instant qu’au lieu de songer à fonder une dynastie, ce Corse, aujourd’hui misérable et proscrit, chargé d’opprobre, traqué et muselé comme une bête fauve, eût mis son épée et son ambition au service de nos princes légitimes, quelle destinée n’aurait pâli devant la destinée de cet homme ? Le monde, qui le maudit, le contemplerait avec admiration ; les rois qui ont juré sa perte se disputeraient l’honneur de lui tendre la main, et véritablement empereur à partir du jour où il aurait cessé de l’être, l’auréole qu’il porterait au front humilierait l’éclat du diadème.

— Et mon petit Bernard vivrait encore, ajouta Stamply en soupirant.

— Mon ami, s’écria Mme de Vaubert, par quel étrange oubli, par quel fatal enchantement n’avons-nous pas compris, l’un et l’autre, que la Providence avait placé sous votre main une destinée à peu près pareille, et qu’il dépendait de vous de réaliser un si beau rêve ?

À ces mots, Stamply commença de dresser les oreilles comme un lièvre qui entend remuer autour de lui la pointe des bruyères.

— Ah ! pour vous, du moins, il en est temps encore, poursuivit la baronne avec entraînement. Ce que cet homme n’a pas su faire, vous pouvez l’accomplir dans la sphère moins haute où Dieu vous a placé. Consultez votre cœur, descendez dans votre conscience ; votre cœur est pur, votre conscience intacte. Les hommes cependant en jugent autrement, et vous-même, irréprochable que vous êtes, ne vous arrive-t-il jamais de vous sentir inquiet et mal à l’aise, quand vous songez que le dernier rejeton d’une famille qui combla de bienfaits la vôtre languit, déshérité, sur la terre étrangère ? Eh bien ! vous pouvez d’un seul mot légitimer votre fortune, confondre l’envie, désarmer l’opinion, changer en applaudissemens les outrages dont on vous accable, vous raffermir dans votre propre estime, et donner au monde un de ces grands exemples qui de loin en loin relèvent l’humanité.

— Le vieux gueux ne porte pas si haut ses ambitions, madame, ré-