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à attribuer à mes circonstances matérielles ce qu’on ne doit qu’à mon entendement. Avant de mourir, je vais protester contre cette invention de la faiblesse et de la vulgarité, et prier mes lecteurs de s’attacher à détruire mes observations et mes raisonnemens plutôt que d’accuser mes maladies. »

J’ajoute, avant de donner le commentaire, cette autre phrase d’une lettre écrite de la campagne près de Naples (22 décembre 1836), et qui touche dans un sentiment plus doux et avec délicatesse cette idée de la vie d’au-delà ; cette fois je traduis :

« Adieu, mon excellent ami, j’éprouve un continuel et bien vif désir de vous embrasser, mais comment et où le pourrai-je satisfaire ? Je crains fort que ce ne soit seulement χατ’ άσφοδελόν λειμώνα (le long de la prairie d’Asphodèle)[1]. Ranieri vous honore et vous salue de toutes ses forces. Parlez-moi de vos études et aimez-moi toujours ; adieu de tout cœur. »

Ainsi, cette fois, à l’ami qu’il aurait voulu revoir et qu’il désespérait d’embrasser encore, Leopardi ne disait pas tout-à-fait non, et il lui donnait rendez-vous avec un sourire attendri et presque avec un peut-être d’espérance, parmi ces antiques ombres homériques de la prairie d’Asphodèle. — Quant au passage décisif et qui concerne sa profession de foi, il se rattache de près à la pièce lyrique qui peut sembler la plus belle du poète, et qu’on dirait avoir été composée à la suite de cette lettre irritée : je veux parler de son chant intitulé l’Amour et la Mort, dans lequel le ton le plus mâle s’unit à la grace la plus exquise. Il faut désespérer de faire comprendre un tel chef-d’œuvre autre part que dans l’original ; qu’on me pardonne de l’avoir osé traduire et légèrement paraphraser, et qu’on devine, s’il se peut, à travers le plâtre et la terre de la copie, la fermeté primitive et tout le brillant du marbre.


L’AMOUR ET LA MORT

Celui qu’aiment les Dieux meurt jeune.
MÉNANDRE.

Frère et sœur à la fois, naquirent fils du Sort,
Éclos le même jour, et l’Amour et la Mort.
Le monde ni le ciel n’ont vu choses si belles :
De l’un naît tout le bien aux natures mortelles,

  1. Odyssée, livre XI.