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Quand on a vécu dans ces habitudes, imagine-t-on que l’on puisse vivre autrement ?

Lovell est amoureux et veut retrouver sa cousine ; il la fait inviter à passer la saison chez une parente de son père. Là se trouvent réunis des gens de fort bonnes manières, qui ne manquent pas, grace à Dieu, de leurs petits ridicules : — complimenteur fade, élégant maladroit, roué triste, et surtout une petite créature, délicieuse celle-ci et originale, Rose l’Irlandaise, avenante, riante, bondissante, rose comme son nom, patriote devant les ministres, un peu sauvage dans le bon ton, et chantant ses mélodies nationales à la barbe des tories. C’est charmant de vivacité et de grace. Viennent de bonnes scènes de salon ; l’élégant maladroit, lorsque la pauvre Ellen, assise au piano et forcée de chanter douze couplets d’une romance, passe trois de ces couplets, la rappelle à l’ordre ; « il ne veut pas perdre une note de cette voix délicieuse, » observant galamment que la cantatrice a fait tort de trois couplets à l’auditoire, et qu’il « veut son compte » absolument.

Un soir cependant, l’Irlandaise, assise au salon devant sa table à ouvrage, et voyant tout le monde réuni, y compris Henri Lovell, s’arma d’un air grave, déposa sa tapisserie, appuya ses deux petits coudes sur ses genoux, et, soutenant de ses deux mains sa petite tête rose et ronde, fixa un regard sérieux sur Henri Lovell, et lui dit de sa voix la plus solennelle : — « Monsieur Henri Lovell, je suis fâchée d’être obligée de vous faire une déclaration désagréable ; vous m’épouserez demain matin ; il le faut absolument. — Ah ! dit Henri en se baissant respectueusement ; s’il le faut absolument, mademoiselle, je suis prêt à tout ! »

Ceci étonna un peu, bien que l’on fût accoutumé aux gentillesses de l’Irlandaise. On se groupa autour d’elle.

« Voici ce que c’est, reprit-elle gravement. Vous savez que j’ai du goût pour les excursions matinales. Je montais le pony Sélim ce matin d’assez bonne heure, et j’avais pris avec moi le vieux John, monté sur son alezan. Sélim aime à courir, je suis de son avis, mais pas John. Au détour de New-Forest, il avait laissé entre l’alezan et ma bête au moins une soixantaine de pas. Il ne se pressait guère, et le coin du bois, l’empêchant de me voir, deux messieurs, fort mal vêtus par parenthèse, débouchèrent du taillis. L’un arrêta Sélim par la bride, et l’autre me dit d’une voix rauque : — Ah ça ! vous épouserez Henri, entendez-vous ! ne faites pas la bégueule ; épousez vite, ou vous aurez à faire à nous. Épousez Henri Lovell le plus tôt possible. — Il entendit le pas du cheval de John et déguerpit. Vous voyez, monsieur Henri,