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REVUE DES DEUX MONDES.

— Vous êtes fou, marquis.

— S’il faut plaider, eh bien ! nous plaiderons.

— Marquis, vous êtes un enfant.

— J’aurai pour moi le roi.

— La loi sera pour lui.

— J’y mangerai mon dernier champ, plutôt que de lui laisser un brin d’herbe.

— Marquis, vous ne plaiderez pas. Plaider ! y songez-vous ? mêler votre nom à des débats scandaleux ! vous commettre avec la justice ! et cela pour en arriver à des conclusions prévues, infaillibles, inévitables ! Nous avons des ennemis ; vous ne leur donnerez pas cette joie. Vous avez un blason ; vous ne lui ferez pas cette injure.

— Mais, pour Dieu ! madame la baronne, que faire ? que décider ? que devenir ? à quel parti se rendre ? s’écria le marquis aux abois.

— Je vais vous le dire, répliqua Mme de Vaubert avec assurance. Savez-vous l’histoire d’un colimaçon qui s’introduisit un jour étourdiment dans une ruche ? Les abeilles l’empâtèrent de miel et de cire ; puis, lorsqu’elles l’eurent ainsi emprisonné dans sa coquille, elles roulèrent cet hôte incommode et le poussèrent hors de leur maison. Marquis, c’est ainsi qu’il faut nous y prendre. Ce Bernard est sans doute un rustre comme l’était son père : aux grâces de son origine il doit joindre la brutalité du soldat et l’emportement du jeune homme. Enduisons-le de cire et de miel ; engluons-le des pieds à la tête. Si vous l’irritez, tout est perdu ; ménageons-le, voyons-le venir. Il arrivera comme un boulet de canon qui s’attend à rebondir contre un mur de granit ou d’airain ; qu’il s’enfonce et s’amortisse dans une balle de coton. Ne le heurtez pas ; gardez-vous surtout de discuter vos droits ni les siens. Défiez-vous de votre sang ; vous êtes bien jeune encore ! Loin de les contrarier, flattez ses opinions ; humiliez, s’il est nécessaire, la victoire devant la défaite. L’essentiel d’abord est de l’amener doucement à s’installer comme un hôte dans ce château. Cela fait, vous gagnez du temps ; le temps et moi, nous ferons le reste.

— Ah ça ! madame la baronne, quel rôle allons-nous jouer ici ? demanda fièrement le vieux gentilhomme.

— Un grand rôle, monsieur, un grand rôle ! répondit la baronne encore plus fièrement. Nous allons combattre pour nos principes, pour nos autels et pour nos foyers ; nous allons lutter pour le droit contre l’usurpation ; nous allons défendre la légitimité contre les exactions d’une légalité odieuse et tyrannique ; nous allons disputer nos derniers boulevards aux envahissemens d’une bourgeoisie basse et jalouse,