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« Que fera donc l’homme en cet état ? Doutera-t-il de tout, doutera- t-il s’il veille, si on le pince, si on le brûle, doutera-t-il s’il doute, doutera-t-il s’il est ? On n’en peut point venir là. Je mets en fait qu’il n’y a jamais eu de pyrrhonien effectif et parfait. La nature soutient la raison impuissante et l’empêche d’extravaguer jusqu’à ce point. »

Ainsi la nature soutient la raison ; Pascal le déclare lui-même ; cette nature, de son propre aveu, n’est donc pas impuissante : le sentiment naturel a donc une force à laquelle on se peut fier ; il autorise donc les vérités qu’il nous découvre ; ces vérités, dégagées par la réflexion, peuvent donc former une doctrine solide et très légitime. Ou ces mots : « la nature soutient la raison, » ne signifient rien, ou leur portée va jusque-là.

Mais cette conclusion ne pouvait convenir à Pascal. Il revient bien vite sur ses pas, et après avoir reconnu que la nature soutient la raison impuissante, c’est-à-dire qu’il y a une certitude antérieure et supérieure au raisonnement, il s’écrie : « L’homme dira-t-il au contraire qu’il possède certainement la vérité ? » - Oui, il le dira, d’après vous et avec vous ; il dira qu’il possède certainement les vérités du sentiment, de l’instinct, du cœur, ou bien il succombera à cet absolu pyrrhonisme que vous déclarez vous-même impossible. — « Dira-t-il qu’il possède certainement la vérité, lui qui, si peu qu’on le pousse, ne peut en montrer aucun titre, et est forcé de lâcher prise ? » - Mais il n’a pas besoin de montrer le titre des premiers principes et des vérités de sentiment ; car ces principes et ces vérités ont leur titre en eux-mêmes, et leur propre vertu les justifie. L’homme n’est donc pas forcé de lâcher prise ; loin de là, il adhère inébranlablement a ces vérités suprêmes, que la nature lui découvre et lui persuade, en dépit de tous les argumens du pyrrhonisme. Je n’hésite donc point à le dire, tout ce qui suit dans Pascal, si admirable qu’il puisse être par l’énergie et la magnificence du langage, n’est après tout qu’une pièce d’éloquence qui n’a pas même le mérite d’une conséquence parfaite.

Le pyrrhonisme a si bien pris possession de l’esprit de Pascal, que hors de là Pascal n’aperçoit qu’extravagances.

Rien ne fortifie[1] plus le pyrrhonisme que ce qu’il y en a qui ne sont point pyrrhoniens. Si tous l’étaient, ils auraient tort. — Cette secte se fortifie par ses ennemis plus que par ses amis. Car la faiblesse de l’homme parait bien davantage en ceux qui ne la connaissent pas, qu’en ceux qui la connaissent. — Il est bon qu’il y ait des gens dans le

  1. Des Pensées de Pascal, p. 171 ; man., p. 83.