Page:Revue des Deux Mondes - 1844 - tome 8.djvu/1096

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les contrées où les défrichemens seraient trop peu profitables pour tenter l’industrie privée. L’Autriche, la Russie, la Suède, trouvent à cette combinaison le double profit de mettre en rapport des terres vagues et d’économiser sur la solde des troupes. Mais, dans les conditions où le principe de la liberté commerciale place communément l’industrie, il serait inique de déprimer les salaires en opposant aux ouvriers libres la concurrence des soldats nourris par l’état. Quand se présentent des travaux d’urgence et considérables comme les fortifications de Paris, la demande subite d’un très grand nombre d’ouvriers pourrait exagérer le prix de la main-d’œuvre et déranger l’équilibre ordinaire des transactions. C’est alors seulement que l’appel à l’armée devient légitime. Au surplus, les bénéfices que le gouvernement trouve à l’emploi des ouvriers militaires paraissent assez contestables. M. Chevalier a rassemblé sur ce sujet comme sur beaucoup d’autres des chiffres très curieux : on nous saura gré de les reproduire.

En 1842, le nombre des journées fournies par les ouvriers militaires employés aux fortifications de Paris a été de 1,325,130, nombre qui se décompose ainsi : travaux de la rive droite, 967,146 journées ; travaux de la rive gauche, 150,981 journées ; constructions de Vincennes, 200,000 journées environ. Sur la rive droite seulement ont été employés 12,000 hommes d’infanterie, formant 24 bataillons, et 870 soldats du génie, distribués en 6 compagnies. Les travaux de terrassemens et de maçonnerie qu’ils ont accomplis, confiés à des ouvriers civil et payés au prix courans[1], eussent coûté au trésor 989,799 francs. La paie des ouvriers militaires ne s’est élevée qu’à 551,447 francs. À ce compte, il semblerait que l’armée eût procuré, sur la rive droite seulement, une économie de 429,322 francs ; mais on eût risqué d’altérer l’esprit militaire, si les soldats n’avaient pas retrouvé en plein champ le régime sain et la discipline exacte de la caserne. Les frais de campement qu’il a fallu faire, les indemnités de déplacement se sont donc élevés à la somme de 1,500,000 francs, de sorte que, déduction faite du bénéfice obtenu par l’état sur le prix de la main-d’œuvre, la spéculation se résout par une perte de 1,070,678 f. M. Chevalier se hâte de faire observer que, sans l’intervention des militaires, la demande exceptionnelle d’un très grand nombre de travailleurs

  1. Le prix normal de la journée d’un ouvrier civil a été, en 1842, de 1 fr. 82 c. Les soldats ne font que les deux tiers de la tâche et ne reçoivent, à titre de paie supplémentaire, que les deux cinquièmes du salaire des ouvriers civils.