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s’arrêtaient, soit pour échanger une idée, une observation ou un sentiment, soit pour cueillir les menthes et les digitales qui bordaient les marges du chemin, soit pour admirer les effets de lumière sur les prés et sur les coteaux ; puis, tout surpris de quelque révélation sympathique, ils poursuivaient leur route en silence jusqu’à ce qu’un nouvel incident vint interrompre le langage muet de leurs âmes. S’il paraissait étrange, disons le mot, inconvenant, à quelques esprits rigoristes et timorés que la fille du marquis de La Seiglière se promenât, en toilette du matin, au bras de ce jeune homme qu’elle avait vue la veille pour la première fois, c’est que ces esprits, dont nous respectons d’ailleurs les susceptibilités exquises, oublieraient que Mlle de La Seiglière était trop chaste et trop pure pour avoir la pudeur et la retenue que le monde enseigne à ses vestales ; nous leur rappellerions aussi qu’Hélène avait grandi dans la solitude et dans la liberté, et qu’enfin, en suivant le secret penchant de son cœur, elle croyait accomplir un devoir. Au bout d’une heure de marche, ils arrivèrent, sans y songer et sans l’avoir cherchée, à la ferme où Bernard était né. À la vue de cette humble habitation où rien n’avait changé, Bernard ne put retenir son émotion. Il voulut tout revoir et tout visiter ; puis il alla s’asseoir auprès d’Hélène, dans la cour, sur ce même banc où son père s’êtait assis quelques jours avant d’expirer. Tous deux étaient attendris, et ils restèrent silencieux. Quand Bernard releva sa tête, qu’il avait tenue long-temps entre ses mains, son visage était mouillé de larmes.

— Mademoiselle, dit-il en se tournant vers Hélène, j’ai raconté hier devant vous six années d’exil et de dur esclavage. Vous êtes bonne, je le sais, je le sens. Peut-être avez-vous plaint mon martyre, et pourtant, dans ce récit indiscret de mes maux et de mes misères, je n’ai pas fait entrer la plus cruelle de mes tortures. Cette torture n’a point cessé, je la porte en moi comme un vautour qui me ronge le sein. Quand je quittai mon père, il était vieux déjà et seul au monde. Vainement m’objecta-t-il qu’il n’avait plus que moi sur la terre. Je le délaissai sans pitié pour courir après ce fantôme qui s’appelle la gloire. Au milieu du bruit des camps et des enivremens de la guerre, je ne songeai pas que j’étais un ingrat ; dans le silence de la captivité je me sentis écrasé tout d’un coup sous le poids d’une pensée terrible. Je me représentai mon vieux père sans parens, sans amis, sans famille, frappé d’abandon, pleurant ma mort, mnais accusant ma vie. Dès lors, cette pensée qu’il se plaignait de moi et qu’il accusait ma tendresse ne me donna ni trêve ni merci ; ce devint le mal de mon cœur, et je me demande encore à cette heure s’il m’a pardonné en mourant.