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géant européen, gardant les clés du détroit dans ses cavernes hérissées de canons, domine la Méditerranée et l’Atlantique, son frère d’Afrique étend son autorité à peine aussi loin que peut aller son ombre Si, en effet, vous descendez à sa base, à la ligue de démarcation qui sépare la colonie espagnole du pays maure, vous trouverez en présence l’Europe et l’Afrique, la barbarie de celle-ci, la civilisation de celle-là, aussi étrangères l’une à l’autre que si elles avaient entre elles tous les sables du Sahara. Au-delà du fossé, gravement assis sous un palmier sauvage, les jambes croisées, sa grande arquebuse suspendue à l’arbre, un garde de l’empereur, un soldat de l’Almagasen, fixe, en fumant sa pipe, un regard sombre sur un pauvre fantassin du provincial de Valence ou de Séville, qui, de son côté, blotti dans sa guérite et appuyé sur son escopette, le regarde de travers et d’un air méfiant. De cinquante pas en cinquante pas, vous rencontrez ainsi, dans la personne de leurs factionnaires, l’Espagne et le Maroc s’entre-regardant sans mot dire. Et quelles idées pourraient-ils donc se transmettre qui leur fussent communes Dans quelle langue se pourraient-ils parler, qu’ils soient tous deux capables d’entendre De la langue arabe, la péninsule catholique n’a jamais su que les mots laissés dans la sienne par les conquérans qui ont fondé l’Alhambra et l’Albaycin, et quant à la langue espagnole, il y a bien long-temps déjà que l’Arabe du Maroc, le fils dégénéré de ces conquérans, l’a tout-à-fait oubliée.

Si, le long de la ligne, le silence est parfois troublé, c’est par une détonation qui se fait brusquement entendre ; c’est le soldat musulman qui, sans se lever, abat d’un coup d’arquebuse, sur le territoire espagnol, un taureau que la faim a poussé en vue des gras pâturages usurpés, il y a sept ans, par les Maures. Que le gouverneur de Ceuta tolère l’insulte ou se plaigne au pacha de Tetuan, peu importe : il est hors d’exemple qu’en un tel cas l’insulte soit réparée. Ne diriez-vous pas l’époque où Charles II envoyait un grand d’Espagne à Méquinez pour supplier le kalife, cet empereur de forbans et de pirates, de ne point inquiéter ses galions revenant du Nouveau-Monde, à leur entrée dans les eaux de Gibraltar ou de Cadix ? Mais ce n’est pas seulement de la situation ou, si l’on veut, de l’attitude de l’Espagne à l’égard du Maroc qu’il s’agit ici ; il faut embrasser d’un coup d’œil les relations diplomatiques de tous les peuples européens avec ce pays depuis le XVIe siècle, depuis la fin des guerres de race. On verra que, durant trois cents ans, aucun de ces peuples n’a conclu de traité que, dans l’intérêt de son industrie et de son commerce, il ne soit aujourd’hui obligé de renouveler. Est-il vraisemblable que les, nations européennes s’en tiennent à de vieilles conventions, très mesquines, très précaires, et que repousse absolument l’esprit public de l’époque où nous vivons ? Non, évidemment ; les unes et les autres, celles du moins dont l’ambition est servie par une certaine puissance, ne manqueront point d’exiger tôt ou tard des conditions plus favorables, plus conformes à la supériorité définitive de la civilisation chrétienne sur le régime de l’islam. En présence de ces propensions ou, pour