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C’était l’instinct prophétique de l’inventeur qui entrevoit avec anxiété l’abus qu’on pourra faire de sa découverte. L’art de la mise en scène est poussé assez loin aujourd’hui pour que l’illusion théâtrale soit complète. Ce progrès a l’incontestable avantage d’ouvrir un champ plus vaste aux conceptions poétiques. Je doute qu’il soit également favorable à l’art du comédien, et je crains fort que le facile prestige du pittoresque ne fasse négliger le genre de peinture qu’on voudrait admirer au théâtre, celle des passions. C’est un fait d’expérience que sur toutes les scènes connues, on a vu décroître les effets moraux et matériels en raison inverse du perfectionnement des accessoires. Quel vaudevilliste laisserait jouer la moindre de ses pièces dans les conditions qui suffisaient à Coneille ? À cette époque, le principal foyer lumineux, au lieu d’être placé comme aujourd’hui dans l’enceinte réservée au public, était accroché au milieu de la scène, même lorsque la décoration représentait une forêt ou une place publique. Une scène de nuit, une poétique invocation au soleil, étaient débitées sous un buisson de puantes chandelles groupées en manière de lustre. Les bougies ne furent substituées aux chandelles, même à l’Opéra, que sous la régence, par un acte de libéralité du célèbre financier Law. On appelait alors les balcons des rangées de banquettes de chaque côté, des coulisses d’avant-scène, où les gens du bel air se donnaient rendez-vous. L’insolent marquis entrant avec fracas au milieu d’une tirade, le jeune fat agaçant les actrices, semblaient narguer le parterre, qui ripostait souvent par des sifflets vigoureux. Quand le spectacle était attrayant, on était obligé de placer des sentinelles à l’entrée des coulisses pour contenir l’affluence des spectateurs. L’encombrement de la scène donnait souvent lieu à des incidens burlesques. A la première représentation de Sémiramis, la foule était si grande devant le tombeau à l’apparition de Ninus, que le factionnaire se mit à crier de toutes ses forces : « Place à l’Ombre, messieurs, s’il vous plaît ! place à l’Ombre ! »

Quant aux costumes de ce temps, ils étaient arbitraires et souvent même grotesques, surtout dans les allégories de l’opéra. Voulait-on figurer les Vents ? on les faisait paraître avec un petit soufflet, à la main. On imagina une fois de représenter le Monde avec un habit bariolé comme une carte de géographie : sur la place du cœur, on avait écrit en gros caractères, Gallia ; sur une jambe, Italia ; sur le ventre, Germania ; à l’opposé, terra incognita. Si les personnages de la tragédie étaient costumés d’une manière capricieuse et infidèle, ce n’était pourtant pas par ignorance, car on connaissait au moins