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peut influer, non-seulement sur la disposition morale, mais encore sur les opérations intellectuelles. Je ne m’aventure pas à dire avec Cabanis qu’elle donne des idées, qu’elle produit des jugemens qu’elle est une source d’affections et de pensées ; ce serait en dire plus que je n’en sais. Nous n’avons de certain que trois points, ou plutôt trois faits : 1° une cause extérieure, boisson, médicament, odeur, etc., mise en rapport avec les organes ; 2° une affection ou modification, perçue ou non, des organes, comme l’excitation, l’engourdissement, etc. ; 3° la conscience d’une modification de l’état intérieur, la tristesse ou la gaieté, l’activité ou le ralentissement de l’intelligence, etc., et entre ces trois faits un lien de succession que l’expérience autorise à ériger en lien de causalité.

Je ne fais point de scepticisme, j’adopte la liaison de causalité : je crois à l’influence dont on parle, comme je crois aussi qu’on y peut résister ; mais d’une liaison de causalité ne ressort pas forcément l’identité des phénomènes portée à ce point que le moi soit nécessairement organique, et que, dans le cas de l’ivresse, il faille prendre à la lettre l’expression de Lucrèce : Madet mens. Si, d’ailleurs, on peut résister à cette influence, ne fût-ce qu’au plus faible degré, la présomption est que ce qui résiste diffère de l’organe qui cède. Lorsque le système nerveux, sollicité à l’engourdissement par l’approche du sommeil, en est affranchi par l’action de la volonté, comment ne pas supposer que la puissance qui l’affranchit, est distincte de lui-même, appareil fatalement soumis à l’action des vapeurs du vin ou du principe des narcotiques ? Autrement, ou le centre nerveux prendrait-il son d’appui pour la résistance ? L’estomac, auquel Cabanis compare le cerveau, ne peut s’empêcher de digérer les alimens dès que les alimens le touchent ; les poumons ne peuvent se soustraire à la fonction de respirer, le cœur à celle de battre. Le cerveau a dites-vous, un pouvoir de réaction, et même vous étendez ce pouvoir à tout le système sensitif, par conséquent à tout le système nerveux ; mais dans le cerveau seul, selon vous-même, il s’exerce avec conscience, et il est là le phénomène de la volonté. Convenez du moins que ce pouvoir de réaction volontaire, sans similitude, sans analogie avec aucune autre fonction ou faculté des autres organes, est un fait à part qui ne peut être perçu par aucun sens, manifesté par aucune expérience, expliqué par aucune comparaison. C’est un phénomène dont le monde physique ne présente ni le semblable ni l’analogue. Scientifiquement, l’explication de l’influence du physique sur le moral par l’identité du physique et du moral n’est donc encore tout ou plus qu’une conjecture.