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sapin chargé de glaçons pendans, figure un arbre en stalactite, où la sève végétale elle-même s’est laissée, comme les fleuves, arrêter dans son cours par la congélation, ces étranges solitudes du nord rappellent à l’esprit celles de l’extrême midi. La mort semble les remplir, mort féconde d’où découle la vie du globe. Et dans ce vaste sépulcre, voyez l’homme, seul être qui sache échapper à la prostration universelle, voyez le Russe en hiver. Quelle brillante activité ! Remarquez-vous cette caravane de chariots moscovites qui porte aux cités chinoises les étoffes et les produits de l’Europe ? A voir cheminer en chantant et d’un pas rapide les izvostchiks à travers les steppes silencieuses des indolens Tatars et des Mongols assoupis, ne diriez-vous pas des Hellènes ? Ne semble-t-il pas voir le Grec d’Anatolie faisant le voyage de Stambol à Damas à travers ces populations asiatiques couchées, pour ainsi dire, dans leur inertie, et dont il est par son activité la providence sociale ?

Le Russe, c’est le Grec émigré au nord ; il a, comme son frère du sud, le goût des entreprises et des aventures lointaines, joint à un ardent amour du lieu natal. Il est naturellement diplomate, mais plus encore poète, marchand, et surtout citoyen. Affaibli, à la vérité, par les influences de son climat, découragé par l’habitude de souffrir, il n’a point su encore traduire en réalité ses ardentes aspirations vers la liberté civique. La nature est pour lui un ennemi inflexible qui le tient courbé sous un joug de fer ; mais terrassé chaque jour par ce tyran jaloux, le Russe se relève incessamment pour recommencer la lutte contre les entraves physiques et les chaînes morales dont il se sent accablé. Respectons cet Hellène asservi, s’il aime tant la liberté, pourquoi ne l’obtiendrait-il pas enfin ? Pourquoi refuser sympathie à ses efforts, à ses douleurs ?

La Russie offre, comme les pays grecs les plus frappans contrastes et la plus grande inégalité de développement entre ses classes sociales, ses tribus, ses peuples : on y trouve la vie de la nature à l’état le plus élémentaire auprès de la vie moderne avec ses exigences les plus excentriques. Visitez, par exemple, aux bouches du Volga, la grande Astrakhan : toute l’élégance de l’Europe, mêlée aux plus voluptueux raffinemens du luxe asiatique, éclate dans ses murs, mais sur les steppes qui l’entourent errent les sales Kalmouks au visage difforme et les Bachkirs demi-nus. Leurs villages mobiles, composés de chariots, roulent, suivant les saisons et les besoins de leurs troupeaux, d’un pâturage à l’autre ; ils ont le même genre de vie que les Tsiganes de la Romélie, les Nogaïs des plaines bulgares, et les Vlaques nomades des