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d’avoir un récit véritable à leur comparer. Avant de dire comment Gozzi devint poète comique, ouvrons un peu les Trois Amours principales de l’auteur. Il n’y a qu’à traduire, et ces histoires montrent clairement où en étaient les mœurs à Venise et à Zara dans le XVIIIe siècle.

Pendant ses fraîches années, Gozzi avait auprès des femmes une retenue extrême, mais sans timidité, puisqu’elles ne l’effrayaient pas et qu’il recherchait leur compagnie. Ce qui lui naisait le plus était d’habitude de métaphysiquer, dont apparemment le beau sexe dalmate ne s’accomodait pas, et qui le fit souvent passer pour un niais. À Zara, il fallait qu’un officier allât vite en besogne, et Gozzi perdait son temps dans les phases et les sentimens délicats. En face de lui habitaient trois sœurs orphelines, pauvres comme Job et belles comme des astres. L’aînée était malade, la plus petite faisait le ménage, et la cadette lançait des œillades incendiaires au jeune voisin, qui fermait sa fenêtre avec une cruauté dont Joseph et Scipion-l’Africain l’auraient beaucoup loué. La jeune fille lui fait remettre un œillet par sa blanchisseuse ; il renvoie l’œillet. Enfin, après plusieurs traits semblables de barbarie, Gozzi est appelé chez une respectable dame, épouse d’un notaire et patronne de casa d’un officier supérieur. Cette vieille et honnête dame gronde sévèrement le signor comte : il est fort mal à lui de repousser les avances d’une jeune fille qui lui veut du bien ; c’est une rusticité indigne d’un gentilhomme. Pendant le sermon, l’officier supérieur répète dix fois : « Ah ! que ne suis-je à votre place ; que n’ai-je votre figure et vos dix-sept ans ! » Là-dessus la bonne dame ouvre une porte, et amène par la main la jolie voisine, le visage empourpré, le sein palpitant, les mains tremblantes et les yeux baissés. On cause avec un malaise insupportable.

— Allons, dit la femme du notaire, donnez votre bras à cette charmante fille, seigneur sauvage, et reconduisez-la chez elle.

Gozzi offre son bras à la voisine, et ces enfans, qui n’ont pas trente-quatre ans à eux deux, se promènent ensemble pendant trois heures. La jeune fille avoue naïvement qu’elle s’est prise d’une passion violente pour Gozzi en le voyant jouer au ballon avec ses camarades.

— À la bonne heure ! S’écrie le poète en riant, voilà du moins une passion fondée sur la juste connaissance des qualités de mon esprit et de mon cœur.

La belle Dalmate fond en largmes à cette réponse cruelle. Gozzi cherche à la consoller, et lui donne avec douceur des leçons de morale que la pauvre fille écoute avec une complaisance amoureuse, mais dont les mœurs perdues de ce siècle et les mauvais exemple qu’elle