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ce désastre avec des yeux courroucés. En fouillant dans ses vieux papiers, Gozzi retrouve une quittance d’imposition de quatre cents ducats, payés à l’état par son grand père, ce qui annonce un revenu de plus de soixante mille livres de France. Le concierge du palais lui apprend, que toute la famille est à Udine, dans une petite maison de campagne, où l’on tâche de faire quelques économies. Les créanciers ont été impitoyables ; les procès ont mal tourné ; ceux qui sont encore en suspens ne promettent rien de bon. Les mariages des deux sœurs aînées, que l’on croyait avantageux, n’ont pas tenu ce qu’on en espérait.

— Allons, s’écrie le poète avec courage, le travail seul ne trompe pas, comme la fortune et les procès. Dans ma tête est le patrimoine qui soutiendra frères, sœurs et neveux.

Gozzi choisit sous le toit du palais une petite chambre, où il met des livres et quelques meubles moins ruinés que les autres. Il s’installe avec plaisir dans ce cabinet d’étude et se prépare à écrire. Une voix fraîche, qui chante une chanson mélancolique, vient le distraire ; il ouvre sa fenêtre et aperçoit en face de lui une jolie femme de dix-huit ans, bien parée, coiffée avec soin, et qui travaille à sa broderie. La rue est si étroite et l’on se voit de si près, qu’il serait malhonnête de ne point se saluer.

— Pourquoi donc, dit Gozzi, chantez-vous toujours des airs lugubres et languissans ?

— C’est qu’il est dans mon tempérament d’être toujours triste, répond la dame.

— Mais cette tristesse ne s’accorde pas avec votre âge.

— Si j’étais un homme, dit la voisine avec un sourire angélique, je saurais quelles sont les sensations et les idées des hommes ; et comme vous n’êtes pas femme, vous ne savez pas quelles impressions les choses de ce monde produisent sur l’esprit d’une femme.

Ce n’est pas une Dalmate qui aurait répondu ainsi. Gozzi, ayant trouvé pour la première fois une personne capable de le comprendre, entame des dialogues interminables, et s’abreuve des poisons anodins de l’amour platonique. Après un grand mois de conversations par la fenêtre, il voit un jour la jeune voisine se troubler en le regardant.

— D’où vient, lui dit-elle, que vous ne me parlez pas de ma lettre et de mon portrait ?

— Je n’ai reçu ni lettre ni portrait.

— Grand Dieu ! s’écrie la dame, quel est ce mystère ?

Au bout d’un moment, elle jette dans la chambre de Gozzi un billet