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Voilà donc l’édifice péniblement élevé par Goldoni et Chiari renversé en trois jours. Une flottille de trois barques vénitiennes avait suffi pour chasser ou couler à fond cent gros navires amenés des pays étrangers. Goldoni, voyant, son théâtre désert, Partit brusquement pour la cour de France, qui lui faisait des offres brillantes. L’Enfant d’Arlequin avait plu à Louis XV ; on voulait avoir à Versailles des comédies da ridere, et Goldoni donna le Bourru bienfaisant ! On ne se plaignit pas de la surprise. Pendant ce temps-là, Gozzi héritait non-seulement de la vogue de ses rivaux, mais même de leur théâtre, car la troupe de Sacchi passa de San-Samuel à San-Salvatore. En employant un terme consacré dans les arts, on peut dire qu’à cette époque finit la première manière de Charles Gozzi. Il y. aurait tout un parallèle à faire entre la guerre des deux écoles vénitiennes et celle à laquelle notre génération a pris part en 1829. Comme en France, on reprochait à l’une des écoles de Venise l’ennui et la froideur, à l’autre le mépris des règles. Gozzi a eu gain de cause, mais plus tard le négligea complètement. Les ouvrages dits classiques furent repris, ce qui a amené la décadence irrémédiable de la comédie italienne en lui ôtant son génie national.

La victoire de Gozzi aurait pu être définitive, s’il n’avait pas eu lui-même quelques-uns des défauts de ses antagonistes. Son style n’était pas exempt de reproches. Par haine des alexandrins et de l’emphase, il écrivait avec un abandon fâcheux. La rime est si facile en italien que ce n’est guère la peine d’adopter un rhythme pour ne faire que des vers blancs, et Gozzi ne voulait décidément pas rimer, excepté dans les occasions où son sujet devenait tout-à-fait poétique. Il érigeait la négligence en système, et se glorifiait de renverser le pathos martellien en, écrivant par-dessous la jambe. Ces irrégularités, qui se supporteraient en anglais, produisent un effet déplorable dans l’idiôme coulant et mélodieux de la Toscane ; aussi les classiques vénitiens, indignés de leur déconfiture, s’écriaient-ils douloureusement : « Au moins, nos barbarismes rimaient ensemble ! »

Charles Gozzi fut un peu étonné de n’avoir plus personne à combattre. Les sonnets admiratifs pleuvaient chez son concierge. On l’appelait l’Aristophane de l’Adriatique ; le public demandait encore des fables, sans songer que les allégories n’étant plus de saison, la moitié de l’intérêt s’était évanoui. Plus de genre flebile, plus de phébus, ni de vers soporifiques, ni de dialectes barbares ; plus de contre-révolution à faire, et partant plus de satire possible. Gozzi se tourna un peu inquiet vers le sévère et judicieux Gaspard.