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à la froide raison et au prosaïsme impassible du spectateur haï d’Hoffmann une ignorance complète des traditions antiques, supprimez ce que l’éducation a enfoncé à grands coups de marteau dans cette tête dure, et soumettez Racine et Corneille à son rare jugement. Vous verrez Mithridate amoureux à soixante ans d’une jeune fille devenir un vieux fou ; Bajazet un garçon trop léger qui écrit des billets compromettans, Bérénice une femme importune que le roi est trop bon de ne pas faire mettre à la Bastille. Quant aux personnages de Corneille, il n’y en aurait pas un qui ne fût un homme à chapitrer vivement pour l’empêcher d’agir sans cesse d’une façon diamétralement opposée soit aux convenances du monde, soit à ses véritables intérêts.

Sans aucun doute, le parterre français rirait quand Turandot se lèverait pour réciter ses énigmes avec le tuono academico, et cependant le mouvement du voile rejeté en arrière, et qui déconcerte Calaf, est éminemment dramatique ; et Hoffmann, en parlant de cette scène, dit qu’il ne l’a jamais vu représenter par une jolie actrice sans s’écrier avec enthousiasme, comme le désespéré Calaf : « O bellezza ! O splendor ! » Je souhaite aux gens qui appelleront Hoffmann un enfant l’intelligence et le goût de l’auteur du Pot d’Or. Combien les auteurs comiques français devraient envier à Gozzi la liberté dont il jouissait et la parfaite latitude que lui laissaient les Vénitiens ! Quelle aisance ! quelle variété d’invention ! quel laisser-aller entre le public et lui ! D’une part, on ne vient que pour s’amuser ; de l’autre, on ne cherche qu’à trouver toutes sortes de moyens de divertir les gens. Dans la Femme serpent, pièce, il est vrai, fort compliquée, le poète a besoin de placer une exposition nouvelle entre le troisième et le quatrième acte, afin de préparer le dénouement. Rien de plus simple : le Truffaldin Sacchi, habillé en vendeur de relazioni, se présente avec le manteau court et troué, le chapeau râpé, la barbe en désordre : « Gentilshommes et gentilles dames, voici la nouvelle, remarquable et authentique relation de la grande bataille qui a été livrée pendant cet entr’acte. Vous y verrez comment le géant Morgon, accompagné de deux millions de Maures farouches, a donné l’assaut à la ville de Téflis ; comment, avec le secours du ciel, la forteresse a résisté aux efforts des infidèles… etc. Cela vient de paraître. On ne le vend que la bagatelle d’un soldo. »

— Maitre Sacchi, disait l’auteur dans la coulisse, vous distribuerez. ce papier pour rien.

— Bah ! répond l’impresario, je serais donc un plus mauvais vendeur de relazioni que les crieurs des rues, si on ne me payait pas ? Je prétends qu’on me donne autant de sous qu’il y a de spectateurs.