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« Un jour, à Saint-Paul, je rencontre un vieil ouvrier qui accourt à moi, se prosterne à mes pieds, embrasse ma culotte, et me soutient avec un déluge de larmes que j’ai sauvé son fils de la prison. Il m’assomme de ses bénédictions et me poursuit jusqu’à ma porte en me disant que je suis le praticien Paruta, qui ne me ressemble en aucune façon.

« Qui ne connaît pas Michel dell’Agata ; ce fameux impresario de l’opéra de Venise ? Qui ne sait qu’il est moins haut que moi d’une palme et plus gros de deux palmes ; qu’il s’habille autrement que moi et jouit d’une autre physionomie ? Cependant, un beau jour et tout à coup, chanteurs, chanteuses, danseurs ; figurans, peintres, machinistes, maîtres de chapelle et tailleurs, ne me rencontrent plus sans m’adresser leurs complimens et sans m’appeler le signor Michel dell’Agata, me regardant en face et s’indignant que Michel ne veuille plus être Michel. Je me sauve à Padoue. Je vais voir la bonne et sage danseuse Maria Canzani, mon excellente amie, qui était près d’accoucher. La servante m’annonce : « Signora, voici le signor Michel dell’Agata qui demande à vous parler. » En sortant de chez la danseuse, je vais sur le pont San-Lorenzo ; je rêvais à ces méprises effrayantes. A côté de moi passe le célèbre professeur d’astronomie Toaldo, qui me connaît parfaitement. Je le salue ; il me regarde, ôte son chapeau avec gravité, et me dit : Adieu, Michel ! puis il s’éloigne comme une apparition.

« Un soir, il faisait très chaud ; une lune resplendissante éclairait la place Saint-Marc ; je me promenais avec le patricien François Gritti. Une voix crie derrière moi : « Que fais-tu ici à cette heure ? Que ne vas-tu dormir, âne que tu es ? » En même temps je reçois deux coups de pied sur l’échine. Je me retourne furieux, et je vois le bon chevalier André Gradenigo, qui se confond en excuses, et s’écrie : « Ah ! ciel ! pardonnez-moi, seigneur Gozzi ; j’aurais juré que vous étiez Daniel Zanchi. — Pourquoi faut-il, lui dis-je, que vous me preniez pour un Daniel quelconque, et comment avez-vous de pareilles, confidences à lui faire ? » Non, cela n’est pas naturel.

« Carlo Andrich est un de mes meilleurs amis. Nous discourions ensemble devint Saint-Marc par un jour fort serein. Je vois un Grec portant moustaches, vêtu de long, avec la barette rouge, et tenant par la main un enfant habillé comme lui. Cet homme court à moi, tout joyeux, et veut m’embrasser : « Allons, petit, dit-il à l’enfant, baise la main à ton oncle Constantin. » Et Andrich crève de rire, tandis que je reste glacé d’horreur : « Quoi ! reprend le traître de Grec ; est-ce que vous ne seriez pas mon ami Constantin Zucalà ? » - Non, répondis-je tout en colère, je ne suis pas Constantin, je ne veux pas