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eu des boisseaux d’amourettes ! Mais on protestait et on prouvait, clair comme la nuit, par des témoignages, par des lettres, que les galans étaient tous de bons partis, des époux presque assuré. Ah ! si on était restée un jour de plus dans telle ville, on serait une dame bien établie ! C’étaient de riches particuliers de Turin, qui est une ville noble, de Milan, une capitale ; tous avaient les intentions les plus honorables, mais tous étaient malheureusement obligés d’attendre la mort, qui d’un oncle, qui d’un père, qui d’une mère ; qui d’une femme, le tout apopletique, étique ou hydropique, ainsi cela ne pouvait tarder : « Tenez, lisez plutôt, me disait-on. » Je lisais fort placidement des expressions de tendresse, et je voyais des regards furtifs qui lisaient aussi dans mes yeux, pour y chercher de la jalousie… Qu’il est difficile pour un philosophe de vivre parmi de jeunes comédiennes ! Elles ont dans l’ame six livres écrits sur l’art d’aimer, sans compter celui d’Ovide.

« On ne reverra plus de Truffaldin comme Sacchi, plus de Brighella comme Zanoni, plus de Tartaglia comme Fiorilli, ce Napolitain plein de feu, justement célèbre dans toute l’Italie, plus de Pantalon comme Darbés, ce comique à volonté contenu ou impétueux, majestueusement bête, et si vrai que le bourgeois vénitien croit se mirer sur la scène quand il voit ce modèle parfait de ses ridicules. La Smetalda était un ange pour la grace, une mouche pour la légèreté. Avec trois mots, ces gens-là auraient su faire toute une scène à mourir de rire. Jamais ils n’auraient souffert qu’une pièce tombât du premier coup. Ils en auraient plutôt fabriqué une autre sur le moment, et il fallait qu’on eût ri pour son argent, car ils étaient honnêtes, et du diable s’ils voulaient rendre le prix des billets. J’ai vécu avec eux pendant dix ans, au milieu du bruit, des querelles, des tempêtes, des injures, et avec tant de plaisir que je ne donnerais pas ces dix années pour tout le reste. Hors des affaires du théâtre, ces pauvres comédiens se seraient mis au feu les uns pour les autres ; ils auraient brûlé Venise pour moi. Hélas ! tout a une fin, l’extinction et la dispersion de la troupe a été un de mes grands chagrins. Goldoni s’est appuyé sur un mot imposant, et trompeur, et un mot est tout puissant sur les esprits bornés ; ses pièces reviendront peut-être sur l’eau, comme un vieux sac à procès embourbé au fond des lagunes, et qu’un coup de rame détache, en passant, de la vase où il dormait, tandis que me pauvres fables, si on les oublie une fois, ne reverront plus la lumière. »

Le temps, qui détruit tout, laissa Charles Gozzi vivre heureux et tranquille pendant quatorze ans, au milieu de ces acteurs qu’il aimait et