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Que devenir ? à quel parti se vouer ? Si l’orgueil lui conseillait de se retirer tête haute, l’égoïsme était d’un avis contraire, et si l’orgueil avait de bonnes raisons à mettre en avant, l’égoïsme en avait dans son sac d’aussi bonnes, sinon de meilleures. Le marquis se faisait vieux ; la goutte le travaillait sourdement ; vingt-cinq années d’exil et de privations l’avaient guéri des héroïques escapades et des chevaleresques exaltations de la jeunesse. La pauvreté lui agréait d’autant moins, qu’il avait vécu dans son intimité ; il sentait son sang se figer dans ses veines rien qu’au souvenir de ce morne et pâle visage qu’il avait vu pendant vingt-cinq ans assis à sa table et à son foyer. Pour tout dire enfin, quoiqu’il n’aimât rien autant que lui-même, il adorait sa fille, et son cœur se serrait douloureusement à la pensée que cette belle créature, après s’être acclimatée dans le luxe et dans l’opulence, pourrait retomber dans l’atmosphère terne et glacée qui avait enveloppé son berceau. Il hésitait : nous en savons plus d’un qui, en pareille occurrence, y regarderait à deux fois, sans avoir pour excuse une fille adorée, soixante ans passés et la goutte. Que faire cependant ? De quelque côté qu’il se retournât, M. de La Seiglière ne voyait que la ruine et la honte. Mme de Vaubert, qui ne répondait à toutes ses questions que par ces mots : — Il faut voir, il faut attendre, n’était rien moins que rassurante. Le gentilhomme en voulait secrètement à sa noble amie du rôle très peu noble qu’ils jouaient tous deux depuis six mois. D’une autre part, la nouvelle attitude qu’avait prise tout d’un coup Bernard glaçait le marquis d’épouvante. Depuis qu’Hélène ne les charmait plus de sa présence, les journées se traînaient tristement, les soirées plus tristement encore. Le matin, après le déjeuner où Mlle de La Seiglière avait cessé de paraître, Bernard, laissant le marquis à ses réflexions, montait à cheval et ne revenait que le soir, plus sombre, plus taciturne, plus farouche qu’il n’était parti. Le soir, après dîner, Hélène allait presque aussitôt s’enfermer dans son appartement, et Bernard restait seul au salon, entre le marquis et Mme de Vaubert, qui, ayant épuisé les ressources de son esprit et profondément découragée d’ailleurs, ne savait qu’imaginer pour abréger le cours des heures silencieuses. Bernard avait de temps en temps une certaine façon de les regarder tour à tour qui les faisait frissonner des pieds à la tête. Lui si patient tant qu’Hélène avait été là pour le contenir ou pour l’apaiser avec un sourire, sur un mot du marquis ou de la baronne, il se livrait à des emportemens qui les terrifiaient l’un et l’autre. Il avait remplacé le récit par l’action ; il donnait des batailles au lieu d’en raconter, et lorsqu’il s’était retiré, le plus souvent