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de penser à l’occasion de ses instincts ou de ses actions. Montaigne se plaît dans les vérités d’expérience, les dissemblances individuelles, les contradictions, les fluctuations de l’homme, les particularités et les bigarrures des opinions, des gouvernemens, des polices, de la morale, sans autre leçon à en tirer, sinon que tout cela est matière à curiosité voilà ce que cherche Montaigne. Ce sont des faits vrais plutôt que la vérité elle-même, laquelle implique une croyance et une règle. La spéculation pour Montaigne est comme un doux exercice de son esprit, dans lequel il fit entrer en leur lieu, à la suite d’autres objets de réflexion fort secondaires, ces grands problèmes auxquels Descartes s’est attaché uniquement, après avoir déraciné de son esprit toutes ces tous ces préjugés, toutes ces opinions venues de toutes sources, dont la diversité infinie fait les délices de Montaigne.

Tous deux se prennent pour sujet de leurs méditations : mais, tandis que Descartes se cherche et s’étudie dans cette partie de nous-mêmes qui dépend le moins des circonstances extérieures, et qui porte en elle la lumière qui nous sert à la connaître, Montaigne se regarde dans toutes les manifestations de sa nature physique et morale, et dans son humeur aussi curieusement que dans sa raison. Cette faim de se connaître, qui ne doit pas avoir pour résultat de se fixer, qu’est-ce autre chose, le souvent, qu’un vif amour de soi qui se cache sous un air de curiosité pour ce qui est de l’homme en général ? – Quelquefois ce n’est que plaisir très misérable faire voir par quoi on ne ressemble pas aux autres. Aussi toute cette connaissance aboutit-elle à se nier elle-même ; que sais-je ?

Qu’y a-t-il d’étonnant que Descartes et Montaigne ne communiquent pas de la même manière ce qu’ils ont cherché par des voies si opposées ? Montaigne n’a aucun désir de propager ses idées. Comment prendrait-il de la peine pour convaincre ses lecteurs de son doute ? Ce doute deviendrait alors une affirmation, et Montaigne n’affirme pas même qu’il doute. « Croyez ce qu’il vous plaira, » est le corollaire du « que sais-je ? » C’est même le charme particulier de Montaigne, qu’il ne prétend et, entre autres libertés qu’il caresse en chacun de nous, il y a celle de n’être pas de son avis. Avec quelle ardeur, au contraire, Descartes communique la vérité, et combien cette ardeur même, qui d’ailleurs est tout intérieure, et que ne rendent suspecte aucun excès de langage, aucune affectation d’éloquence, est une première marque que ce qu’il tient si fort à communiquer aux autres est en effet la vérité ! Avec Descartes,