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et développé quelques points seulement indiqués, se crut un jour grand philosophe. Descartes n’avait plus besoin de l’antiquité ; mais elle était dans ses veines. En vain, pour rehausser le prix de ses inventions, affectait-il de dire qu’il avait fort peu de lecture. Sans croire avec ses contradicteurs qu’il avait tout lu, on peut affirmer qu’il était aussi instruit en toutes choses qu’homme de son siècle, et de beaucoup le plus instruit dans les matières de et de philosophie. L’antiquité qu’il avait arrachée de sa mémoire, comme corps de doctrines scientifiques et philosophiques, y était restée comme méthode générale : et c’est par l’effet d’une illusion qu’il crut inventer beaucoup de choses qu’il retrouvait. Il avait pu se dépouiller de tout, quant aux opinions mais il avait gardé les bonnes habitudes, et c’est du commerce même de l’antiquité qu’il avait tiré la force de s’en rendre indépendant.

Il y a d’ailleurs une preuve que, mène au plus fort de ses spéculations, loin de négliger l’antiquité il en tirait, des sujets de méditation et en portait des jugemens pleins de goût. Ce sont ses admirables lettres à la princesse Elisabeth sur le Traité de Sénèque : De la vie heureuse. Il y avoue que, s’il a choisi le livre de Sénèque pour le proposer comme un entretien qui pourrait être agréable à cette princesse, « il a eu seulement égard à la réputation de l’auteur et à la dignité de la matière, sans penser à la façon dont il la traite ; laquelle ayant depuis considérée, ajoute-t-il, je ne la trouve pas assez exacte pour être suivie. » Ailleurs il dit : « Pendant que Sénèque s’étudie ici à orner son élocution, il n’est pas toujours assez exact dans l’expression de sa pensée. » Et plus loin : « Il use de beaucoup de mots superflus. » Et encore, parlant de diverses définitions que donne Sénèque du souverain bien : « Leur diversité, dit-il, fait paraître que Sénèque n’a pas clairement entendu ce qu’il voulait dire : car d’autant mieux on conçoit une chose, d’autant plus est-on déterminé à ne l’exprimer qu’en une seule façon. »

Ce jugement admirable est une critique indirecte de Montaigne, et accuse en général la façon de penser du XVIe siècle, lequel goûtait si fort cette inexactitude de Sénèque. Là encore Descartes est plus original que ses devanciers, parce qu’il est plus dans la vérité. En discréditant les mauvais modèles, il ramenait aux bons, à ceux qu’on peut étudier sans courir le risque de les imiter, parce qu’ils sont inimitables. Balzac avait eu l’honneur de les indiquer le premier. Cet idéal de l’éloquence, considérée comme l’art de persuader la vérité, le conduisait à Cicéron. Mais il ne prit de son modèle qu’un certain appareil de