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MADEMOISELLE DE LA SEIGLIÈRE.

que chose d’équivoque et de mystérieux. Quoique d’un naturel ni défiant ni curieux, elle s’en était confusément préoccupée, surtout en voyant s’altérer et s’assombrir l’humeur de son père, qu’elle avait connu de tout temps, même au fond de l’exil, joyeux, souriant, étourdi, charmant. Elle s’était étonnée de la subite disparition de Raoul et de son absence prolongée, qu’on n’avait pu réussir à motiver suffisamment : elle n’était pas sans avoir remarqué le brusque changement qui s’était opéré tout d’un coup dans les mondaines habitudes du marquis et de la baronne, à partir du jour où Bernard avait partagé la vie du château ; enfin, elle s’était demandé parfois, à ses heures de trouble et d’épouvante, comment il se pouvait faire que ce jeune homme, dans la force de l’âge, acceptât si long-temps une condition humiliante et précaire, au lieu de chercher à se créer une position indépendante, ainsi qu’il aurait convenu à un caractère énergique et fier. Que se passait-il ? Hélène l’ignorait ; mais à coup sur il se passait quelque chose d’étrange qu’on s’étudiait à lui cacher. La lettre du jeune baron fut un éclair dans cette sombre nuit. À force d’y réfléchir, si Mlle de la Seiglière ne devina point la vérité tout entière et dans tout son éclat, du moins la vit-elle apparaître comme un point lumineux qui, bien que presque imperceptible, la dirigea dans ses investigations. Une fois sur la voie, Hélène se souvint de quelques discours inachevés, échappés au vieux Stamply, durant le cours de sa longue agonie, et dont elle avait alors essayé vainement d’interpréter le sens : elle se rappela dans tous ses détails l’accueil empressé, plus qu’hospitalier, qu’on avait fait au retour du fils, après avoir humilié la vieillesse du père ; bref, elle promena, comme un flambeau, le billet de Raoul à travers tous les incidens qui avaient signalé le séjour de Bernard, et dont elle s’était jusqu’à présent épuisée en efforts inutiles pour soulever le voile et percer la morne obscurité. D’épisode en épisode, elle en vint ainsi à se demander pourquoi la baronne semblait s’être retirée du château depuis une semaine et plus, pourquoi M. de Vaubert, au lieu d’écrire, ne s’était pas présenté en personne ; puis, lorsqu’en fin elle en fut arrivée à l’entretien qu’elle avait eu quelques heures auparavant avec son père, sentant ici tout son sang indigné lui monter au visage, elle se leva fièrement et sortit d’un pas ferme pour aller trouver le marquis.

À la même heure, assis auprès d’un guéridon, notre marquis, en attendant le dîner, était occupé à tremper des mouillettes de biscuit dans un verre de vin d’Espagne et, quoique cruellement frappé dans son orgueil, il se sentait pourtant en appétit, et jouissait de