Page:Revue des Deux Mondes - 1844 - tome 8.djvu/929

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
923
MADEMOISELLE DE LA SEIGLIÈRE.

tour à tour du château au mauoir, du manoir au château, comme s’il s’agissait d’installation nouvelle. Il pressentit quelque affreux malheur. Un instant, il fût tenté d’aller droit au castel ; mais un sentiment d’invincible répulsion, presque d’horreur, l’en avait toujours éloigné. Comprenait-il, lui aussi, comme Hélène, que c’était là que venait de se forger la foudre qu’il entendait déjà gronder sourdement à l’horizon ? Cependant il poussa jusqu’à mi-chemin ; mais en apercevant au bras de Raoul, sur l’autre rive, à travers le feuillage argenté des saules, Hélène, dont il ne pouvait distinguer la démarche affaissée ni le pâle visage, il sentit la jalousie le mordre, comme un aspic, au sein. C’était une ame douce et tendre, mais impétueuse et terrible. Il rentra dans sa chambre, détacha ses pistolets, les suspendit à l’encadrement de la glace, les examina d’un œil sombre et farouche, en fit jouer les ressorts d’un doigt brusque et violent ; puis, honteux de sa folie, il se jeta sur son lit et ce cœur de lion pleura. Pourquoi ? il ne le savait pas. Il souffrait sans connaître la cause de son mal, de même qu’il ignorait la veille d’où lui arrivaient le bonheur et la vie.

La soirée fut moins orageuse. À la tombée de la nuit, il se prit à errer dans le parc en attendant le retour du marquis. La brise rafraîchit son front ; la réflexion apaisa son cœur. Il se dit que rien n’était changé dans sa vie, et revint peu à peu à des rêves meilleurs. Il était assis depuis quelques instans sur un banc de pierre à cette même place, où tant de fois, auprès d’Hélène, il avait vu, au dernier automne, les feuilles jaunies se détacher et tourbillonner au-dessus de leurs têtes, quand tout d’un coup le sable de l’allée cria doucement sous un pas léger ; un frôlement de robe se fit entendre le long de l’aubépine en fleurs, et, en levant les yeux, Bernard aperçut devant lui Mlle de La Seiglière, pâle, triste, et plus, grave que d’habitude.

— Monsieur Bernard, c’est vous que je cherchais, dit-elle aussitôt d’une voix douce et calme.

En effet, Hélène s’était échappée dans l’espoir de le rencontrer. Sachant qu’il ne lui restait plus que deux nuits à passer sous le toit qui n’était plus celui de son père, prévoyant bien que toutes relations allaient se trouver brisées désormais entre elle et ce jeune homme, elle était venue à lui, non par faiblesse, mais par fier sentiment d’elle-même, ne voulant pas que, s’il découvrait un jour les ruses et les intrigues qu’on avait ourdies autour de sa fortune, il pût croire ni même supposer qu’elle en avait été complice. Elle ne se dissimulait pas d’ailleurs qu’avant de se retirer elle avait vis-à-vis de lui des obligations à remplir, qu’elle devait au moins un adieu à cet hôte si délicat qu’elle