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MADEMOISELLE DE LA SEIGLIÈRE.

maintenant qu’on m’a fermé les rangs où je suis né, maintenant qu’on a créé et mis en moi un cœur nouveau et une ame nouvelle, voici qu’on s’éloigne, qu’on me fuit et qu’on m’abandonne !

— Ainsi, mademoiselle, reprit Bernard avec mélancolie, en relevant sa tête brûlante, qu’il avait tenue long-temps entre ses mains, ainsi je n’aurai apporté dans votre existence que le désordre, le trouble et le malheur, moi qui donnerais ma vie avec ivresse pour épargner un chagrin à la vôtre ! Ainsi, j’aurai passé dans votre destinée comme un orage pour la flétrir et pour la briser, moi qui verserais avec joie tout mon sang pour y faire germer une fleur ! Ainsi vous étiez là, calme, heureuse, souriante, épanouie comme un lis au milieu du luxe de vos ancêtres, et il aura fallu que je revinsse tout exprès du fond des steppes arides pour vous initier aux douleurs de la pauvreté, moi qui retournerais triomphant dans l’exil glacé d’où je sors pour vous laisser ma part de soleil !

— La pauvreté ne m’effraie pas, dit Hélène ; je la connais, j’ai vécu avec elle.

— Cependant, mademoiselle, s’écria Bernard avec entraînement, si, exalté par le désespoir, comme à la guerre par le danger, j’osais vous dire à mon tour ce que je n’ai point encore osé me dire à moi-même ? à mon tour si je vous disais : Confondons nos droits et ne formons qu’une même famille ? Si, encouragé par votre grâce et votre bonté, enhardi par l’affection presque paternelle que M. le marquis m’a témoignée en ces derniers jours, je m’oubliais jusqu’à vous tendre une main tremblante, ah ! sans doute vous la repousseriez, cette main d’un soldat encore toute durcie par les labeurs de la captivité, et vous indignant avec raison de voir qu’un amour parti de si bas ait osé s’élever jusqu’à vous, vous m’accableriez de vos mépris et de votre colère ! Mais si vous pouviez oublier, comme je l’oublierais avec vous, que j’ai jamais pu prétendre à l’héritage de vos pères ; si vous pouviez continuer de croire, comme je le croirais avec vous, qu’à vous est la fortune, à moi la pauvreté, et si je vous disais alors d’une voix humble et suppliante : Je suis pauvre et déshérité, que voulez-vous que je devienne ? gardez-moi dans un coin d’où je puisse seulement vous voir et vous admirer en silence ; je ne vous serai ni gênant ni importun ; vous ne me rencontrerez dans votre chemin que lorsque vous m’aurez appelé ; d’un mot, d’un geste, d’un regard, vous me ferez rentrer dans ma poussière ! Peut-être alors ne me repousseriez-vous pas, vous auriez pitié de ma peine, et cette pitié, je la bénirais et j’en serais plus fier que d’une couronne de roi.