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lieu des piqueurs, qui semblèrent eux-mêmes frappés d’épouvante, Bernard, éperonné, botté comme la veille et en selle sur Roland. Contenant avec grâce l’ardeur du terrible animal, il le fit avancer en piétinant jusque sous la fenêtre où se tenait Hélène, plus pâle que la mort ; puis il leva les yeux vers la jeune fille, et, après s’être découvert respectueusement, il rendit la bride, enfonça ses éperons dans les flancs du coursier, et partit comme la foudre, suivi de loin par les piqueurs au bruit éclatant des fanfares.

— Ah ! le malheureux ! s’écria Mlle de La Seiglière en se tordant les bras avec désespoir, il veut, il va se tuer !

Elle voulut courir, mais où ? Roland allait plus vite que le vent Il avait été convenu la veille que Raoul et sa mère viendraient le lendemain, dans la matinée, chercher le marquis et sa fille pour les conduire et les installer définitivement dans leur nouvelle demeure. Comme Hélène se disposait à sortir de sa chambre pour se rendre au salon, elle rencontra sur le seuil Jasmin, qui, en courtisan du malheur lui présenta sur un plateau d’argent une lettre sous enveloppe. Hélène rentra précipitamment, rompit le cachet et fut ces lignes, évidemment tracées à la hâte :


« Mademoiselle,

« Ne partez pas, restez. Que voulez-vous que je fasse de cette fortune ? Je ne pourrais l’employer qu’à faire un peu de bien ; vous vous en acquitterez mieux que moi, avec plus de grâce, et d’une façon plus agréable à Dieu. Seulement je vous prie de me mettre par la pensée pour moitié dans tous vos bienfaits ; ça me portera bonheur là-haut. Ne vous souciez pas de ma destinée ; je suis loin d’être sans ressource. Il me reste mon grade, mes épaulettes et mon épée. Je reprendrai du service ; ce n’est plus le même drapeau, mais c’est encore et toujours la France. Adieu, mademoiselle. Je vous aime et vous vénère. Je vous en veux pourtant un peu d’avoir pensé à m’embarrasser d’un million ; mais je vous pardonne et vous bénis parce que vous avez aimé mon vieux père.

« Bernard. »


Sous le même pli se trouvait ce testament olographe ainsi conçu :

« Je donne et lègue à Mlle Hélène de La Seiglière tout ce que je possède ici-bas en légitime propriété. »

« Fait à mon château de La Seiglière, le 25 avril 1819. »