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ceux dont le but est l’utilité pratique et matérielle ; on les nomme des métiers. Tel est celui du poêlier, du maçon. L’art véritable s’y peut joindre, y briller même, mais dans les accessoires et dans les détails, non dans le principal.

L’éloquence, l’histoire, la philosophie, sont assurément de hauts emplois de l’intelligence ; elles ont leur dignité, leur éminence que rien ne surpasse, mais, à proprement parler, ce ne sont pas des arts.

L’éloquence ne se propose pas de faire naître dans l’ame des auditeurs le sentiment désintéressé de la beauté. Elle peut produire aussi cet effet, mais sans l’avoir cherché. Sa fin directe, celle qu’elle ne peut subordonner à aucune autre, c’est de convaincre, c’est de persuader. L’éloquence a un client qu’elle doit avant tout sauver ou faire triompher. Que ce client soit un homme, un peuple, une idée, peu importe. Heureux l’orateur s’il fait dire : Cela est bien beau ! noble hommage rendu à son talent ; malheureux s’il ne fait dire que cela, car il a manqué son but. Les deux grands types de l’éloquence politique et religieuse, Démosthènes dans l’antiquité, Bossuet chez les modernes, ne pensent qu’à l’intérêt de la cause confiée à leur génie, la cause sacrée de la patrie et celle de la religion, tandis qu’au fond Phidias et Raphaël travaillent à faire de belles choses. Hâtons-nous aussi de le dire, les noms de Démosthènes et de Bossuet nous le commandent : la vraie éloquence, bien différente en cela de la rhétorique, dédaigne certains moyens de succès ; elle ne demande pas mieux que de plaire, mais sans aucun sacrifice indigne d’elle ; tout ornement étranger, toute ombre de flatterie la dégrade. Son caractère propre est la simplicité, le sérieux ; je ne veux pas dire le sérieux affecté, la gravité composée et fardée, la pire de toutes les impostures, j’entends le sérieux vrai qui part d’une conviction sincère et profonde. C’est ainsi que Socrate comprenait la vraie éloquence[1].

Il en faut dire autant de l’histoire et de la philosophie. Le philosophe parle et écrit. Puisse-t-il donc, comme l’orateur, trouver des accens qui fassent entrer la vérité dans l’ame, des couleurs et des formes qui la fassent briller évidente et manifeste aux yeux de l’intelligence ! Ce serait soi-même trahir sa cause que de négliger les moyens qui la peuvent servir ; mais l’art le plus profond n’est ici qu’un moyen : le but de la philosophie est ailleurs, d’où il suit que la philosophie n’est pas un art. Sans doute Platon est un grand artiste ; il est l’égal de Sophocle et de Phidias, comme Pascal est quelquefois le rival de Démosthènes

  1. Voyez le Gorgias avec l’Argument, tome III de notre traduction de Platon.