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REVUE. — CHRONIQUE.

Je ne reconnais pas non plus, je l’avoue, un sentiment fort juste des croyances helléniques dans les idées mi-parties de Providence et de fatalité et même de religion naturelle, qui dominent toute la tragédie d'Oreste. Ces vers, entre autres :

Qui pourraient de ces dieux encenser les autels,
S’ils voyaient sans pitié les malheurs des mortels…, etc.,

rappellent-ils les âges héroïques de la Grèce ou les salons de Mme Geoffrin ? Enfin, ce qui est une modification beaucoup plus profonde, Voltaire a radicalement changé les caractères traditionnels de ses personnages, et adouci tous ces types si prononcés, consacrés par les légendes antiques. L’altière et inflexible Clytemnestre se laisse attendrir par ses enfans, et cède à l’influence des soumissions et des larmes ; Électre, par contre-coup, devient accessible à l’affection et au respect filial. Certes, je ne blâme pas Voltaire d’avoir amolli tous ces caractères d’une férocité pour nous peut-être intolérable ; je fais seulement observer qu’en humanisant ainsi ces instrumens aveugles de la fatalité antique, il est sorti entièrement des données et des conditions de la tragédie ancienne. Cependant il n’en semble pas moins convaincu quOreste est une pièce grecque de tous points. En 1776, bien des années après les illusions des premières représentations, il écrivait à M. d’Argental : « J’apprends qu’on va jouer Oreste ; je crois qu’il réussirait si nous étions à Athènes, mais j’ai peur que des déclamations grecques ne plaisent pas à Paris. Avec le temps, comme on voit, Voltaire avait reconnu dans Oreste quelque peu de déclamation ; mais c’était une raison pour lui de l’en croire d’autant plus grec : « M. le comte de Lauraguais (lettre à M. d’Argental) me dédie son Oreste. Il est encore plus grec, encore plus déclamateur que le mien. » Étrange éloge, car c’en est un ; singulière appréciation du génie grec, moins singulière pourtant que l’assertion que La Harpe n’a pas craint d’émettre dans le Lycée : « Voltaire, dit-il au commencement de l’analyse dOreste, ne pouvait faire plus d’honneur à Sophocle qu’en l’imitant, ni s’en faire plus à lui-même qu’en le surpassant. » Vraiment, cela est trop fort ; on se sent prêt à se fâcher retournons plutôt à Voltaire, qui écrit si gaiement à ses anges : « Je me suis fait faire une paire de sabots ; mais, si vous faites jouer Oreste, je les troquerai contre des cothurnes. » — À la bonne heure !

D’ailleurs, comme on le pense bien, notre principal grief contre la tragédie d'Oreste n’est nullement qu’elle ne soit pas assez grecque. Andromaque, Iphigénie, Phèdre, qui le sont bien davantage, sont pourtant encore des pièces à demi françaises et devaient l’être, quoi qu’en ait dit M. de Schlegel ; car, après tout, elles étaient composées pour Paris et non pour Athènes. Le vice radical de la pièce n’est même pas l’exagération et l’abus d’une rhétorique monotone. Le vrai défaut qui, malgré le talent de Mlle Clairon et, j’en ai peur, malgré celui de Mlle Rachel, empêchera Oreste de garder fermement sa place à côté des chefs-d’œuvre, c’est la froideur où il nous laisse, malgré