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étaient amarrés le long du bord, des chevaux richement harnachés paissaient sur la rive, des enfans s’ébattaient sur la pelouse ou pêchaient de petites tortues dans le ruisseau. A l’ombre d’immenses sycomores espacés dans cette vallée inondée de soleil, de nombreuses familles grecques étaient assises autour d’un repas champêtre. Auprès d’elles, un dilettante de Péra essayait sur sa flûte, comme le berger de Virgile, un air pastoral. Ce n’était plus l’élégie du Champ- des-Morts, c’était une idylle, un pastel de Watteau, une page de Florian. Établis un peu à l’écart sur de riches tapis, des Turcs aspiraient lentement la fumée de leurs narghilés et semblaient plongés dans toutes les voluptés du kief.

Si l’on n’a pas senti l’influence énervante du climat d’Orient, il est difficile de comprendre le charme de cet état d’extatique rêverie et d’indolence poétique qu’on appelle le kief. Ce que nous nommons calme et repos est fatigue et agitation auprès de cette somnolence ; le far niente des Italiens n’en approche pas davantage. Le far niente, c’est le plaisir de ne rien faire, c’est une volupté physique, c’est une heure de délassement durant laquelle toutes les facultés de l’ame sont absorbées à jouir du bien-être du corps. Le kief, au contraire, moins matériel, plus poétique, est un instant de parfait équilibre, de complète quiétude où tous les sens, en quelque sorte enivrés, sommeillent et se taisent, tandis que l’ame à demi réveillée soupire doucement et s’ouvre à de beaux songes. Souvenirs aimés du passé, tranquillité présente, rêves d’avenir à peine entrevus, tout se confond dans la pensée, flotte devant vous dans une vapeur lumineuse, et semble se mêler à l’air attiédi qu’on respire. On n’entre que graduellement dans cet état qui ferait aimer l’opium, si l’opium le procure, et dont on ne peut s’arracher qu’à la longue sous peine d’éprouver, dans tout son être, un choc violent, pareil à celui qui fait, dit-on, mourir les somnambules qu’on rappelle trop brusquement à la vie réelle.

Je n’ai pas encore parlé du Bosphore. Pour le décrire, on emprunterait en vain la palette du peintre, on épuiserait inutilement toutes les formules dont l’enthousiasme dispose, toutes les épithètes que la langue met au service de l’admiration. Il y a des spectacles dont on ne peut rendre coup. Les semblables scènes jette à la hâte sur son journal ne dépeignent rien, elles ne sont, pour ainsi parler, que des notes explicatives des tableaux que garde son souvenir ; Aussi n’essaierai-je pas une peinture, je voudrais seulement rendre compte de l’impression que fait éprouver ce merveilleux panorama, et laisser à l’imagination du lecteur le soin