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singulière, a rendu nécessaires, depuis de longues années, certaines règles qui, sans être écrites, sont religieusement observées. La première de ces règles, c’est que nul pair ne doit juger sans avoir assisté à tous les débats, à toutes les plaidoiries ; la seconde, qui en est la conséquence, c’est que le jugement appartient uniquement aux law-lords c’est-à-dire aux lords qui ont occupé de hautes fonctions judiciaires. Or, il y a dans la chambre des lords cinq law-lords seulement, le lord-chancelier, lord Brougham, lord Cottenham, lord Campbell, lord Denman, les deux premiers tories, et les trois derniers whigs. Quand on en vint aux voix, les deux premiers trouvèrent le jugement bon, les trois derniers le déclarèrent mauvais ; puis le lord-chancelier, d’une voix émue, se mit en mesure de consulter la chambre, qui, attentive, agitée, incertaine, allait peut-être céder à ses penchans politiques et violer ses vieux usages. C’est alors qu’un des ministres, lord Wharncliffe, se leva, et, au nom du cabinet, adjura la chambre de ne pas sacrifier à un intérêt passager l’intérêt bien plus élevé de ses précédens et de sa dignité. L’acquittement d’O’Connell était un embarras grave pour le gouvernement. Mieux valait subir cet embarras que de fouler aux pieds une règle antique et sage. À ces nobles paroles, deux ou trois membres essayèrent d’opposer quelque résistance ; tous les hommes graves de la chambre appuyèrent l’avis de lord Wharncliffe, et le jugement fut cassé au milieu d’un silence universel.

Un de mes amis qui connaît bien l’Irlande, et avec qui j’aime toujours à me rencontrer, M. Gustave de Beaumont, l’a dit avant moi ce qu’il y a d’admirable dans cette affaire, ce n’est ni la conduite du lord-chancelier et de lord Brougham, ni celle de lord Cottenham, de lord Campbell et de lord Denman. En voyant les deux tories se prononcer pour la confirmation et les trois whigs pour la cassation du jugement, on peut même se demander si, à leur insu sans doute, leur opinion politique n’avait pas pesé sur leur opinion légale ; mais ce qui est au-dessus de tout éloge, c’est la conduite du ministère et de la majorité. Qu’on ne l’oublie pas, le ministère et la majorité croyaient O’Connell coupable et le jugement bon. Pour faire triompher leur opinion, pour éviter un échec et une difficulté, ils n’avaient à violer ni l’équité naturelle, ni une loi positive, mais seulement un vieil usage, un usage dont la légitimité pouvait être mise en doute. Néanmoins ils s’arrêtèrent spontanément, de leur plein gré et par un noble scrupule. Il appartient au parti libéral français, à ce parti que l’Angleterre calomnie tous les jours, de lui rendre en cette circonstance un hommage