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vingt fois par jour dans la rue du Candilejo. Un soir, j’étais chez Dorothée, que j’avais presque apprivoisée en lui payant de temps à autre quelque verre d’anisette, lorsque Carmen entra suivie d’un jeune homme, lieutenant dans notre régiment. — Va-t’en vite, me dit-elle en basque. — Je restai immobile, la rage dans le cœur. — Qu’est-ce que tu fais ici ? me dit le lieutenant. Décampe, hors d’ici. — Je ne pouvais faire un pas ; j’étais comme perclus. L’officier, en colère, voyant que je ne me retirais pas, et que je n’avais pas même ôté mon bonnet de police, me prit au collet et me secoua rudement. Je ne sais ce que je lui dis. Il tira son sabre et me donna du plat d’abord. Alors je perdis la tête, et je dégainai. La vieille me saisit le bras, et le lieutenant me donna un coup au front, dont je porte encore la marque. Je reculai, et d’un coup de coude je jetai Dorothée à la renverse ; puis, comme le lieutenant me poursuivait, je lui mis la pointe au corps, et il s’enferra. Carmen alors éteignit la lampe, et dit dans sa langue à Dorothée de s’enfuir. Moi-même je me sauvai dans la rue, et me mis à courir sans savoir où. Il me semblait que quelqu’un me suivait. Quand je revins à moi, je trouvai que Carmen ne m’avait pas quitté. — Grand mais de canari ! me dit-elle, tu ne sais faire que des bêtises. Aussi bien, je te l’ai dit que je te porterais malheur. Allons, il y a remède à tout, quand on a pour bonne amie une Flamande de Rome[1]. Commence par mettre ce mouchoir sur ta tête, et jette-moi ce ceinturon. Attends-moi dans cette allée. Je reviens dans deux minutes. — Elle disparut, et me rapportai bientôt une mante rayée qu’elle était allée chercher je ne sais où. Elle me fit quitter mon uniforme, et mettre la mante par-dessus ma chemise. Ainsi accoutré, avec le mouchoir dont elle avait bandé la plaie que j’avais à la tête, je ressemblais assez à un paysan valencien, comme il y en a à Séville, qui viennent vendre leur orgeat de chufas[2]. Puis elle me mena dans une maison assez semblable à celle de Dorothée, au fond d’une petite ruelle. Elle et une autre bohémienne me lavèrent, me pansèrent mieux que n’eût pu faire un chirurgien-major, me firent boire je ne sais quoi ; enfin, on me mit sur un matelas, et je m’endormis.

Probablement ces femmes avaient mêlé dans ma boisson quelques-unes de ces drogues assoupissantes dont elles ont le secret, car je ne

  1. Flamenca de Roma. Terme d’argot qui désigne les bohémiennes. Roma ne veut pas dire ici la ville éternelle, mais la nation des Romi ou des gens mariés, nom que se donnent les bohémiens. Les premiers qu’on vit en Espagne venaient probablement des Pays-Bas, d’où est venu leur nom de Flamands.
  2. Racine bulbeuse dont on fait une boisson assez agréable.