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Pendant ce laps de temps, un seul événement avait troublé la vie paisible des habitans de Colobrières, c’était la mort du vieux curé. Toute la famille le pleura, la baronne surtout ; non-seulement elle perdait son directeur, son guide spirituel, mais elle demeurait privée du seul intermédiaire possible entre elle et Mme Maragnon. Le vague espoir qu’elle avait conçu de revoir un jour sa belle-sœur s’éteignit alors, et moins que jamais elle eut la pensée d’apprendre à ses enfans qu’ils avaient une proche parente de nom roturier.

Un jour, toute la famille était réunie devant la partie principale du château, sur une espèce de terrasse soutenue par les anciennes fortifications, et qu’on appelait encore la plate-forme. Quelques mûriers rabougris formaient sur ce terrain sec et solide une espèce d’allée où, depuis quarante ans, le baron venait jouer aux boules l’après-dîner. Naguère le bon curé venait quotidiennement faire sa partie : il arrivait au pas de la promenade en lisant son bréviaire, et, dès que le châtelain apercevait sa soutane noire au fond du chemin, il criait à la Rousse d’apporter le sac aux boules ; mais, depuis la mort de ce fidèle adversaire, il était réduit à lutter d’adresse avec son fils Gaston, lequel lui portait trop de respect pour le battre à tout coup, et lui abandonnait volontiers le seul enjeu engagé dans cette partie, l’honneur d’avoir gagné. Ce jour-là donc le baron et le cadet de Colobrières faisaient rouler les lourdes boules dans l’allée, tandis que la baronne et sa fille, assises sur le parapet ruiné, tricotaient et suivaient des yeux la partie. De temps en temps, Anastasie, oubliant les joueurs, parcourait d’un regard pensif le vaste paysage ; elle aimait ce calme tableau, le seul qu’elle connût, car jamais sa vue n’avait franchi les limites qui séparaient les lieux où elle était née du reste du monde. Sa pensée non plus n’était pas allée au-delà de cet horizon, et pour elle ce coin de terre était tout l’univers. On était à la fin d’octobre ; le soleil à son déclin inondait d’une lumière pourprée ces campagnes dont les froides brises du nord ne dessèchent jamais entièrement la végétation. Les pentes rapides qui environnaient de tous côtés le château formaient un premier plan immense et d’une nudité comparable à celle des bords de la mer Morte ; au-delà de cette région désolée, l’on apercevait les maisonnettes d’un village qui relevait jadis du fief de Colobrières. Ces habitations de paysans et de petits bourgeois étaient irrégulières, groupées au milieu des vergers où croissent ensemble le pommier au fruit acide et l’oranger embaumé. Un long rideau de peupliers marquait les sinuosités du ruisseau qui arrosait ces humbles domaines. Derrière cette ligne de verdure que l’automne diaprait de