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dans le pays une jeunesse ardente qui sortait de nos écoles toute pleine de nos idées et aussi de son mérite, la tâche de Boyer devint plus difficile. La solidarité de la couleur s’effaça devant la lutte des amours-propres. Une opposition se forma, l’opposition des jeunes contre les vieux, des positions à faire contre les positions acquises. Il se créa des journaux, on échangea des pamphlets, la tribune s’anima ; enfin tout prit ce caractère de vivacité et de lutte qui peut bien être l’état normal des gouvernemens libres, mais que tous au moins ne traversent pas sans péril et sans crise. Ce mouvement des esprits était toujours allé grandissant, et, de 1835 à 1839, il avait envahi la chambre des représentans au point que le président tenta successivement deux coups d’état pour éliminer ceux des membres en qui se personnifiaient plus particulièrement les idées nouvelles. A la tête de ceux-ci, on remarquait déjà un publiciste distingué, que les évènemens devaient bientôt ramener sur la scène politique, Hérard-Dumesle. Cette violente épuration du parlement haïtien ne se fit pas sans provoquer de bizarres conflits et des luttes orageuses. Enfin Boyer resta maître du champ de bataille, il avait interdit à l’opposition l’arène légale, et croyait avoir remporté une victoire ; il avait, au contraire, commis une faute dont il comprit trop tard toute la gravité. Aux attaques bruyantes, mais peu dangereuses de l’opposition légale, succédèrent les menées révolutionnaires, et, voyant la tribune se fermer devant eux, les députés que l’ostracisme présidentiel avait frappés entrèrent dans la voie silencieuse des conspirations.

L’opposition débuta sur ce nouveau terrain par un manifeste qui devint l’évangile politique de la révolution de 1843. Cette pièce fameuse prit le nom de Manifeste-Praslin, du lieu où elle fut rédigée. Après avoir fait un tableau qui n’était que trop fidèle de la situation, le manifeste décrétait la dépossession de Boyer, la formation d’un gouvernement provisoire, la réunion d’une assemblée constituante, et enfin la remise momentanée de tous les pouvoirs entre les mains « d’un citoyen patriote, dont le dévouement serait connu, » et qui deviendrait le chef de l’entreprise projetée. Ce document est daté du 1er septembre 1842. Le citoyen patriote auquel son dévouement connu valut la direction de l’entreprise fut Charles Hérard-Rivière, âgé d’environ cinquante ans, et chef de bataillon d’artillerie. De race métisse comme Boyer, Charles Hérard était hardi et entreprenant, mais plutôt brutal qu’énergique ; il n’avait, disait-on, aucune ambition personnelle, il était l’instrument de son parent Hérard-Dumesle, esprit fin et délié, véritable chef de la conspiration. La première réunion armée des conjurés eut lieu sur l’habitation Praslin, appartenant à Hérard, et située près de la ville des Cayes, dans cette partie du sud toujours prête à s’enflammer. Ce noyau de la révolte, composé d’environ deux cents hommes et manœuvrant avec audace, entraîna dans ses rangs par la ruse et la violence les troupes présidentielles. On croira difficilement qu’un mois se passa dans ces premiers tâtonnemens de l’insurrection sans qu’on eût tenté contre elle aucun effort. Par cette inexplicable insouciance,