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démoraliser. Il dut encore se résigner lorsque de nouveaux ordres lui firent perdre jusqu’à son grade militaire, que le manifeste de l’ouest promettait de lui conserver, et lui enjoignirent de quitter le territoire de la république. Il s’embarqua bientôt pour la Jamaïque, et Kingstown réunit aujourd’hui les deux rivaux de la révolution de Praslin, comme naguère le fort du Joux réunit en France Toussaint et Rigaud, le vainqueur et le vaincu de la guerre du sud.

Depuis l’avènement de Guerrier, l’ancienne partie française est à peu près réunie en une seule république. Le nord a fait sa soumission ; dans le sud, Acaau, après s’être constitué une véritable indépendance, a fini par succomber sous une rivalité que le gouvernement du Port-au-Prince lui a habilement suscitée ; mais ce qui prouve combien le parti de ce chef est encore redoutable, c’est qu’on n’a osé lui infliger, après un solennel jugement, que la peine dérisoire de trois années de prison. Le territoire soumis au sceptre présidentiel s’étend de la baie de Mancinelle à l’Anse-à-Pitre, les deux points extrêmes des limites posées à la domination française par le célèbre traité de 1777. Guerrier n’a fait que passer à la présidence ; son successeur, le président actuel, appartient comme lui à la race noire. Le général Pierrot s’est élevé au pouvoir moitié de force, moitié par les voies légales, car il se proclamait militairement au Cap, tandis que le Port-au-Prince procédait régulièrement à son élection. Le parti mulâtre a donc en ce moment le dessous ; mais les circonstances peuvent d’un jour à l’autre le ramener aux affaires. La société haïtienne est dans un état de crise qui favorise toutes les ambitions, et le drame politique dont nous avons ici retracé quelques scènes est bien loin, nous le craignons, d’avoir traversé toutes ses péripéties.

Quant à l’ancienne partie espagnole de Saint-Domingue, sa révolution est aujourd’hui un fait accompli ; la république dominicaine est constituée. En vain les intrigues et même les hostilités de l’ouest ont voulu troubler ce travail toujours difficile d’une organisation nouvelle : Santana a su faire face à la fois aux menées du Port-au-Prince et aux ambitions de l’intérieur. La nouvelle constitution ouvre le territoire de la république aux hommes de la race blanche, auxquels elle reconnaît le droit de propriété territoriale et le droit de naturalisation. Déjà ce principe fécond porte ses fruits. Les capitaux commencent à affluer vers ce magnifique pays ; le commerce s’y développe à ce point que, malgré le marasme et la stagnation inséparables d’une révolution, le seul port de Santo-Domingo a reçu en moins d’une année 97 bâtimens, jaugeant 8,620 tonneaux[1]. Nul doute que ce pays ne soit appelé à

  1. 26 américains, 23 hollandais, 10 français, 9 danois, 8 anglais, 4 haïtiens, 2 vénézuéliens, 1 suédois, 1 hambourgeois et 13 nationaux voyageant à l’extérieur. On voit la supériorité des Américains dans cette navigation. Aussi ont-ils déjà envoyé à Santo-Domingo un agent dont le cabinet de Washington attend le rapport pour se prononcer sur la question de la reconnaissance, vivement sollicitée par Santana.