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tête presque imperceptible au profond salam du jeune colonel, elle prit le bouquet et le garda pendant le reste de la cérémonie. Toutefois, par distraction sans doute, elle ne cessait d’en arracher quelque fleur, et, quand enfin elle le déposa tout mutilé sur ses genoux, on observa que tous les soucis avaient disparu. Les courtisans crurent voir dans cet accident le présage d’une disgrace pour l’Européen. Il en jugea tout autrement, et l’évènement justifia ses prévisions.

Dès que la revue fut terminée, la reine, appelant Dyce à ses côtés, le fit asseoir sur le siège resté vacant depuis la mort de Sombre, et annonça publiquement à sa cour que le saheb-bahader (le seigneur chevalier) succéderait à toutes les dignités qu’elle avait autrefois conférées à son époux, qu’il commanderait son armée, et serait son divan oul moulouk (ministre et fermier de l’état).

A partir de ce jour, Dyce hérita de l’influence et de l’autorité de Sombre ; toutefois, bien que la reine accordât à son amant le libre accès de son zenana[1], elle ne voulut jamais le reconnaître pour son époux, et elle continua à se donner jusqu’à sa mort le nom de la begom Sombre, nom qu’elle a gardé dans l’histoire. Quand plus tard un fils naquit de ses nouvelles amours, elle donna encore à l’enfant ce nom consacré dans son souvenir en y ajoutant, comme une sorte de nom de baptême, celui de son père, c’est-à-dire qu’elle l’appela Dyce Sombre. En un mot, tout en renouant un lien déplorable, la begom sembla plutôt subir le joug d’une fatalité pénible que vouloir rompre avec les souvenirs et les remords du passé. Au contraire, elle partit prendre un plaisir mélancolique à s’entourer de tous les objets qui pouvaient lui rappeler ses jours de bonheur et d’innocence. Chaque matin, elle se faisait amener le cheval de l’époux qu’elle ne cessait point de pleurer, le nourrissait de sa propre main, lui caressait le cou et le poitrail. Le petit épagneul qui lui avait survécu mourut entouré des soins de la princesse. Mais l’être qu’elle affectionnait le plus, auquel elle témoignait le plus de confiance, était le fidèle Raja-Ram, le vieux et dévoué serviteur du général, son compagnon sur tous ses champs de bataille, son secrétaire tant qu’il avait été régent du royaume. Cet homme avait été éloigné de la cour pour quelque message de la begom au moment où éclatait l’intrigue qui devait coûter la vie à son maître. Rappelé aussitôt après la catastrophe, témoin discret, quoique indigné, des irrégularités qui l’avaient précédée, et confident de la sombre tristesse qui l’avait suivie, il

  1. Zenana, l’appartement des femmes.