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du bord même du cratère, l’œil peut plonger sur les vignes de l’Orotava, les jardins d’orangers et les groupes touffus des bananiers du littoral. Dans ces scènes, je le répète, ce n’est plus le charme paisible uniformément répandu dans la nature qui nous émeut, c’est la physionomie du sol, sa configuration propre, le mélange incertain du contour des nuages, de la forme des îles voisines, de l’horizon, de la mer étendue comme une glace ou enveloppée d’une vapeur matinale. Tout ce que les sens ne saisissent qu’à peine, ce que les sites romantiques présentent de plus effrayant, peut devenir une source de jouissances pour l’homme ; son imagination y trouve de quoi exercer librement un pouvoir créateur. Dans le vague des sensations, les impressions changent avec les mouvemens de l’ame, et, par une douce et facile déception, nous croyons recevoir du monde extérieur ce qu’idéalement nous y avons déposé à notre insu.

Lorsqu’après une longue navigation, éloignés de la patrie, nous débarquons pour la première fois sur une terre des tropiques, nous sommes agréablement surpris de reconnaître dans les rochers qui nous environnent ces mêmes schistes inclinés, ces mêmes basaltes en colonnes, recouverts d’amygdaloïdes cellulaires, que nous venons de quitter sur le sol européen, et dont l’identité, dans des zones si diverses, nous rappelle que la croûte de la terre, en se solidifiant, est restée indépendante de l’influence des climats. Mais ces masses rocheuses de schiste et de basalte se trouvent couvertes de végétaux d’un port qui nous surprend, d’une physionomie inconnue. C’est là qu’entourés de formes colossales et de la majesté d’une flore exotique, nous éprouvons comment, par la merveilleuse flexibilité de notre nature, l’ame s’ouvre facilement aux impressions qui ont entre elles une analogie secrète. Nous nous représentons si étroitement uni tout ce qui tient à la vie organique, que, si l’aspect d’une végétation semblable à celle du pays natal paraît devoir charmer nos yeux de préférence, comme le fait pour notre oreille, dans sa douce familiarité, l’idiome de la patrie, nous nous sentons néanmoins naturalisés peu à peu dans ces climats nouveaux. Citoyen du monde, l’homme en tout lieu se fait à ce qui l’environne. À quelques plantes des régions lointaines, le colon applique des noms qu’il importe de la mère-patrie comme un souvenir dont il redouterait la perte. Par les mystérieux rapports qui existent entre les différens types de l’organisation, les formes végétales exotiques se présentent à sa pensée comme embellies par l’image de celles qui ont entouré son berceau. C’est ainsi que l’affinité des sensations conduit au même but qu’atteint