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et comme ami, lui valurent l’attachement le plus réel de tous ceux qui entraient dans le cercle de ces relations intimes.

« L’histoire ne placera pas son nom parmi ceux des hommes les meilleurs ni des meilleurs ministres ; on doit encore moins le classer parmi les plus mauvais. »


Chesterfield, si délicatement faux, s’est cru parfaitement impartial en écrivant ce portrait, tant notre vanité a de ruses pour nous séduire ; Walpole, moins prétentieux et moins coquet, n’était pas plus immoral que Chesterfield. Dans l’appréciation des hommes comme dans le style, Chesterfield atteint la netteté, non la profondeur. La science sociale, celle des apparences et des formes, l’empêche toujours de scruter les caractères ; il ne voit pas dans Bolingbroke l’agitateur, dans Chatham le patriote, dans Walpole le consolidateur de la dynastie hanovrienne. Il s’aperçoit seulement qu’ils ont de l’esprit ou de la grace, du talent ou de l’intrigue, sans se rendre un compte exact du but vers lequel ils tendent et du résultat qu’ils ont accompli. Au fond, rien ne l’intéresse ou ne le touche excepté lui-même. Il pense avec Hobbes et Mandeville, avec Helvétius et La Rochefoucauld, « que l’égoïsme est universel, que l’homme est né méchant, qu’il hait l’homme, et que, s’il recherche la société, ce n’est pas par sympathie, mais pour lui-même et pour lui seul. » Le sillon de cette triste philosophie, dont Chesterfield est le plus gracieux écolier, remonte jusqu’à Hobbes et descend jusqu’à nous. Un certain Mac-Mahon, écrivain peu connu, mais curieux à étudier, est celui qui l’a poussé à ses dernières limites. Dans son Essai sur la dépravation de la nature humaine[1], il établit, chapitre 1er, que l’homme est en hostilité naturelle et nécessaire contre tout ce qui existe ; 2° que, si chaque père le pouvait, il tuerait son fils ; 3° que, si chaque fils le pouvait, il tuerait son père ; 4° que, si chaque roi le pouvait, il tuerait tout son peuple ! Cette caricature sérieuse de la philosophie de Hobbes la réduit à l’absurde, et en démontre la fausseté. Chesterfield, trop spirituel pour tomber dans de telles conséquences, mais convaincu du peu de sérieux de la vie humaine, adorait l’apparence ; pour lui, il n’y avait aucune réalité ; il lui fallait le semblant, la forme, l’image. Il admettait la politesse comme voile de l’égoïsme, comme une gaze jetée sur un objet hideux.

Aussi les lettres et les œuvres mêlées de Chesterfield produisent-elles une impression singulière et double. On a horreur de cette ame sèche dès qu’on l’aperçoit ; on est ravi de cette grace exquise dont

  1. Londres, 1774.