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Dacier ; c’est d’avoir montré un dessein plus suivi de reprendre les mœurs ; c’est surtout d’avoir régularisé cette forme capricieuse, de l’avoir rendue didactique. Ainsi, au lieu des libres mètres et du mélange de rhythmes d’Ennius ; on trouve presque toujours chez Lucile l’hexamètre, rarement les vers iambiques et trochaïques. En un mot, la satire entre ses mains se détermine et pend l’aspect de discours en vers railleurs ou indignés qu’elle a gardé dans Horace et dans Juvénal.

Mais c’est assez de détails ; pénétrons dans l’œuvre même, rapprochons les débris épars de cette mosaïque, et cherchons à reconstruire en idée ces tableaux perdus et jusqu’au cadre qui les entourait.

Tout poète qui a la gloire devient à jamais une personne intéressante et chère dont on aime à pénétrer le secret en étudiant ses écrits. Il semble par là qu’on puisse se rapprocher davantage de l’homme même, et qu’on reconnaisse en lui un ami, un frère : l’intimité fait le charme des lectures, comme elle fait celui de la vie. En contemplant la divine expression de cette tête de femme que Raphaël a jetée mystérieusement sur ses toiles, je m’imagine volontiers que c’est une confidence, et mon rêve surprend la Fornarine appuyée sur l’épaule du maître. Qui n’aime à deviner dans les tristesses d’Alceste quelque chose de la mélancolie de Molière, dans les langueurs de Bérénice quelqu’un de ces tendres soupirs que consola peut-être la Champmeslé ? Nous voudrions faire ainsi pour le vieux Lucile, et contrôler son caractère et sa biographie par ses vers, le peu qu’on sait de l’auteur par le peu qu’on a de ses écrits.

La vanité est un privilège acquis aux poètes, quand ce ne serait que par prescription ; avec eux, il faut toujours commencer par là. Quoiqu’il s’agisse, cette fois, d’un vers isolé, je suis bien tenté de’ croire que Lucile ne se refusait pas à lui-même le plaisir de constater ses succès, et en même temps, ce qui a sa douceur aussi, les échecs de ses rivaux. « Entre tant de poésies, écrit-il, les nôtres sont les seules courues aujourd’hui[1]. » N’était-ce là qu’une vanterie ridicule mise dans la bouche de quelque poète orgueilleux ? J’en doute un peu, et Lucile me paraît tout bonnement ici s’exprimer sur le ton de Corneille, le lendemain du Cid :

Et je dois à moi seul toute ma renommée.

  1. Et sola ex multis nunc nostra poemata ferri. (XXX, 30.)