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ses Tatars, traverse la Servie et la Bulgarie, atteint Andrinople, puis Stamboul ou Constantinople, et réduit au même taux vulgaire la splendeur et la magnificence de tout voyage oriental. On monte à cheval, parce que les autres moyens de locomotion manquent ; on emporte ses provisions, faute d’hôtelleries ; on marche en troupe bien armée pour faire peur aux bandits ; on s’accoutume à l’air froid du matin, à la selle turque, qui vous perche sur un trône périlleux, à dormir à la belle étoile, et à ne faire grand cas ni de sa propre vie ni de la vie des autres. Ce sont là, selon lui, les résultats les plus clairs d’un voyage asiatique.

Victor Jacquemont, notre compatriote, avait porté dans l’Inde un peu de cette propension au dédain, de ce sarcasme facile et froid, de ce nil admirari qui rend Eothen si amusant ; celui-ci a plus de gaieté, moins de science, plus de jeunesse, moins de raison, plus de laisser-aller, moins de vigueur et de pensée. Arrivé à Constantinople, ce n’est plus du drogman qu’il se moque, mais encore de la peste ; il ne veut pas croire à la contagion ; sous le rapport du costume et de la couleur locale, son avis est que la peste ne va pas mal à cette ruine de la grandeur, à cette ombre de la puissance qu’on nomme l’empire ottoman, et il serait, je crois, fâché que l’on privât l’Asie de cet accessoire funèbre et splendide, qu’il regarde comme souverainement oriental. Il raille de tout son cœur les terreurs européennes ; il méprise ces Francs, qui s’enveloppent de vastes draperies, s’y tapissent, s’y ensevelissent, glissent inaperçus dans les rues, et rampent timidement sous le dôme de plomb d’un ciel pestiféré, tandis que le vrai croyant, la tête haute, le front serein, marche dans les places publiques, accueillant d’un grave sourire la vie ou la mort, l’arrêt de la destinée ! La première fois qu’il se trouve face à face avec une beauté orientale, la peste règne ; quant à lui, l’humoriste, il ne se dépouille pas de son rôle d’observateur ; il prend même fort bien la plaisanterie funèbre dont la promeneuse imagine de l’épouvanter. Il raconté à la troisième personne, avec une tranquillité parfaite, comme s’il ne s’agissait pas de lui-même, cette bonne fortune :

« Vous êtes engagé, dit-il, dans une étroite allée tortueuse, sombre, encaissée entre deux grandes murailles blanches, et tout à coup vous rencontrez une de ces masses de mousseline et de cachemire qui représentent une dame à la promenade. A ses trousses marchent les esclaves de son service, et vous la voyez se dépêtrer de son mieux, se traîner gauchement, rouler, avancer, sous le fardeau des draperies incommodes qui la surchargent. Avec ses grosses bottes et ses deux