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d’hui, M. l’archevêque, qui combat encore et avec raison ces deux faux systèmes, à qui emprunte-t-il des armes ? À ce même philosophe qu’il voulait accabler l’an dernier, et qu’il cite aujourd’hui avec complaisance.

Nous ne relèverions pas ces tristes contradictions, si le dernier livre de M. l’archevêque de Paris ne portait aucune trace de l’influence qu’a exercée sur cet esprit naturellement modéré et conciliateur l’esprit nouveau d’intolérance et d’exclusion qui anime le clergé depuis trente années. Nous venons d’entendre M. l’archevêque de Paris rendre un solennel hommage à la puissance de la raison ; tout à coup, par le plus étrange des retours, il lui refuse absolument toute vertu propre, toute initiative réelle en matière morale et religieuse.

Il y a ici une sorte d’évolution stratégique qui vaut la peine d’être remarquée. Dans le corps de son ouvrage, M. l’archevêque de Paris reconnaît avec l’ancienne église de France une religion naturelle, indépendante de toute révélation, commune à Platon et à saint Augustin, à Socrate et à Bossuet ; mais comme s’il craignait de donner à la philosophie un trop grand sujet de triomphe ou de paraître suspect de rationalisme à nos modernes ultramontains, M. l’archevêque a soin de placer à la fin de son livre la note que voici : « Si nous avions à discuter l’origine de cette religion naturelle, nous n’aurions pas de peine à prouver qu’elle a été primitivement révélée. Nous l’appelons naturelle, non parce que la raison a pu la découvrir, mais parce qu’une fois connue, la raison suffit pour la comprendre et le raisonnement pour la démontrer[1]. » Cette note, discrètement placée dans le coin le plus obscur de l’ouvrage, ne cache rien moins qu’une théorie tout entière sur l’origine de ces grandes vérités morales et religieuses qui forment la foi naturelle du genre humain. C’est la théorie célèbre de Bonald et de Joseph de Maistre qui explique nos idées par une parole divine communiquée au premier homme et transmise par la tradition. Ainsi la raison humaine séparée de la tradition, réduite à ses seules forces, est capable tout au plus de nous guider dans la satisfaction des instincts les plus grossiers de notre nature. Toute idée du devoir et du droit, toute notion de Dieu et de sa providence, lui sont étrangères.

Est-on embarrassé de cette théorie ? paraît-il extraordinaire qu’Anaxagore ait emprunté à la tradition l’idée d’une intelligence ordonnatrice inconnue à Thalès et à Anaximène, que Socrate ait reçu de sa mère Phénarète la foi en un Dieu unique et spirituel, ou qu’il ait

  1. Introduction philosophique, p. 256-257.