Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 9.djvu/218

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sous ses yeux. Il observe ceux qui se succèdent, et les dépeint à grands traits, souvent les apostrophe vivement, court à eux, les dépouille de leurs déguisemens et va droit à l’homme qu’il montre nu, petit, hideux et dégénéré. On voit dans Tacite la douleur de la vertu, dans La Bruyère son impatience. L’auteur des Caractères n’est pas ou indifférent comme Montaigne, ou froidement détracteur comme La Rochefoucauld ; c’est l’homme, son frère, qu’il trouve ainsi avili, et duquel il dit avec un regret douloureux : « Il devait être meilleur. »


Quant à Vauvenargues, M. Thiers estime que, seul, il a donné une doctrine complète sur l’homme, sa nature et sa destination ; et, si c’est là beaucoup dire, il montre du moins que, sans nier le mal, et sans se l’exagérer non plus, Vauvenargues, dans son optimisme pratique, a considéré le monde comme un vaste tout où chacun tient son rang, et la vie comme une action où, à travers les obstacles, la force humaine a pour but de s’exercer. Ces premières pages de M. Thiers sont d’un heureux augure ; elles attestent déjà un auteur qui pense par lui-même et qui n’a nullement besoin de déclamation ; elles n’ont pas d’effort, et elles ont de la portée.

Écrire comme on pense, modeler son style sur les choses, les bons esprits en viennent là d’ordinaire en avançant, mais M. Thiers ne conçut jamais d’autre théorie, même à ses débuts, même en ce concours académique. Cette absence complète de rhétorique vaut la peine d’être notée.

Un autre point qui ne mérite pas moins de l’être, c’est cette prédilection déclarée pour l’action, qui se retrouvera dans toutes les circonstances de la vie et dans toute l’habitude de la pensée chez M. Thiers. Ainsi, après avoir montré Vauvenargues jeté dans les camps presque au sortir de l’enfance, perdant la santé, mais se trempant l’ame dans les fatigues et, pour tout dire, étudiant ses semblables du sein des glaces de Moravie :

« Qu’apprit-il durant ces cruelles épreuves ?… Que l’homme est malheureux et méchant, que le génie est un don nuisible et Dieu une puissance malfaisante !… Certes, beaucoup de philosophes, sans souffrir, ont avancé pire, et Vauvenargues, qui souffrait cruellement, n’imagina rien de pareil. Le monde lui parut un vaste ensemble où chacun avait sa place, et l’homme un agent puissant dont le but est de s’exercer ; il lui sembla que, puisque l’homme est ici-bas pour agir, plus il agit, plus il remplit son but.


« Vauvenargues comprit alors les ennuis de l’oisiveté, les charmes du travail, et même du travail douloureux ; il conçut un mépris profond pour l’oisiveté, une estime extrême pour les actions fortes. Dans le vice même,