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du commerce de la colonie. En général, il est difficile de se livrer sur la côte aux chances stimulantes de vastes opérations. Les grandes entreprises, les calculs profonds, l’entraînement à suivre une veine de fortune heureuse, l’audace des spéculations, toutes ces agitations enfin du vrai négociant sont ignorées au Sénégal. Assis dans son échoppe, le blanc doit attendre patiemment que ses petits bénéfices lui permettent à la longue de tenter à son tour le séduisant voyage des marigots[1]. Levé dès le matin, il vend lui-même aux esclaves le lait, le poisson, les fruits qu’il a achetés des noirs de la Grande-Terre ; il verse l’eau-de-vie aux laptots embarqués, étale devant eux les ceintures éclatantes qui leur donneront la tournure des matelots du roi. Dans la journée, il se tient sur le port, guettant les pirogues qui arrivent du Cayor ou de Dakar chargées de passagers. C’est le grave marabout qui vient choisir une pagne traînante, et qui offre en échange les offrandes dont les dévots ont payé ses prières ou ses malédictions. C’est un guerrier presque nu, la poitrine labourée de coups de zagaye, qui troque la dépouille sanglante d’un tigre contre de la poudre, un fer de lance ou une hache. C’est un jeune homme qui se hâte et court vers les magasins où pendent les étoffes de guinée bleue, les mouchoirs rouges, les sonores verroteries. Soulevant alors sa tunique, il déboucle une ceinture de cuir qui serre ses reins, et place sur les balances du marchand des lingots informes d’or ou d’argent, de grossiers bijoux travaillés par les Maures. Le blanc pèse le métal, lui reconnaît une valeur, et le noir choisit pour quelque belle fille préférée ces brillans colifichets, qui, venant des contrées lointaines, charment les femmes sauvages comme les plus nobles dames. Tel est le commerce du plus grand nombre des marchands ; ils achètent et vendent au jour le jour.

Au coucher du soleil, le blanc ferme sa boutique, et il va partager le repas de famille préparé par les captifs de la signare qu’il a associée à son sort, quelquefois légitimement, presque toujours sous de simples conventions que les habitudes du pays font respecter. Les signares, femmes d’origine française ou anglaise, sont libres et maîtresses d’elles-mêmes. Descendant des anciens maîtres du sol, elles ont gardé sur la terre conquise le nom qui constate la noblesse du sang et l’indépendance. Jolies et gracieuses dans leur jeunesse, elles attendent avec calme qu’un homme libre jette les yeux sur elles et les mette à la tête de sa maison. Aucune cérémonie légale ne régularise ces unions primitives. Un soir, tandis que la famille, réunie sur un balcon au bord de la mer, suit de l’œil quelque barque attardée qui glisse près du rivage, ou que tous attentifs restent suspendus aux lèvres d’un conteur, la fiancée quitte furtivement sa mère et ses sœurs, et s’avance dans la cour

  1. Le Sénégal jette sur ses deux rives un grand nombre de bras, que l’on nomme Marigots dans le pays. Ils forment de grandes îles alluvionnaires, dont la majeure partie est inondée pendant les hautes eaux.