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dès qu’il est contraire, une pirogue que chaque barque traîne à sa suite va mouiller un grapin, sur lequel les nègres se halent. Le soir, la flottille s’arrête pour attendre le lever de la lune, dont la lumière doit faire reconnaître les passes et les bancs du Sénégal. C’est l’heure où les équipages fatigués se reposent et mangent le kouskous. Un calme profond règne sur les eaux, des deux côtés s’étendent des plaines sans limites d’où nul bruit ne s’élève ; seulement de loin en loin retentit un hurlement féroce. Bientôt la lune jaillit du milieu des hautes herbes, le tam-tam des matelots salue son apparition, la flotte endormie s’éveille ; les voix se répondent, et les barques glissent de nouveau le long des rives silencieuses. Alors commence une lente navigation, pleine de charme et de vagues émotions, dont le souvenir poursuit toujours le voyageur, qui plus tard, à l’aspect des plus heureux rivages, regrettera la fière beauté du désert. Le ciel, qui pendant le jour ressemble au cratère enflammé d’un volcan dont le regard ne peut soutenir l’ardeur, perd aux approches du soir sa foudroyante puissance, l’air s’épure, la rosée ravive la terre languissante, et dès le coucher du soleil résonne le suave concert de résurrection qui, partout ailleurs, salue l’aube matinale. A l’instant du crépuscule montent du Sahara et des savanes de la Nigritie les sublimes harmonies de la solitude, où se mêlent dans un chant magnifique les causeries des villages noirs, le mugissement des troupeaux aspirant la fraîcheur de la brise, les plaintes des bois, le roucoulement des oiseaux et les sourds rugissemens des bêtes fauves regagnant leurs tanières. Une nuit imprégnée de lumière enveloppe mollement le paysage, qu’elle adoucit sans jamais l’obscurcir ; les eaux phosphorescentes de la mer, des rivières et des lacs, s’illuminent au choc des rochers, aux jeux des poissons, et sous le sillage des pirogues. A mesure que les navires remontent le fleuve, les arbres et la verdure cachent l’aridité des sables, et les bords se couvrent de roseaux frémissans, de magnolias et de taillis impénétrables. A l’ombre des palmiers et des cocotiers croissent d’épais mimosas, de larges nénuphars, et des plantes à fruits sauvages que se disputent les merles cuivrés, les guépiers roses et les insectes luisans des tropiques. Les nymphéas gigantesques, les mangliers pleureurs, obstruent l’entrée des marigots, qui conduisent à des prairies au-delà desquelles reparaît le désert enveloppé de poussière et de vapeurs éternelles. Des îles charmantes, que l’humidité et la chaleur entretiennent dans une fécondité merveilleuse, forment d’étroits canaux où les rameaux entrelacés de l’acacia en fleurs répandent d’enivrans parfums. Chaque soupir du vent porte à l’Européen mille sons incompréhensibles qu’il ne saisira plus autre part. C’est le petit cri de la gazelle surprise à l’abreuvoir, les lourds ébats du caïman et de l’hippopotame dans la vase, le grognement du sanglier fouillant les racines, et le bruissement sinistre des joncs où veillent les animaux les plus cruels et les reptiles les plus impurs de la création. Le voyage dure ainsi huit ou quinze jours, selon l’éloignement de l’escale où le traitant doit commercer ; les sensations changent avec les points de vue qui se renouvellent