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serviteurs de l’état ; pour les enfans des nobles, l’hérédité n’est autre chose qu’un vigoureux stimulant et un gage de leur dévouement à l’empire, puisque l’avancement dans toutes les branches se règle uniquement sur la durée et la valeur des services, sans que le droit de naissance soit censé entrer pour rien dans les promotions. Aussi n’est-il pas rare de rencontrer en Russie des guerriers ou des artistes récemment anoblis qu’on appelle blagorodni (issus de noble race), quelquefois même vissokorodni (très hautement nés), tandis que leurs pères sont encore serfs, et personne ne trouve cela étrange, parce qu’en Russie toute capacité supérieure devient noble, dès qu’elle se fait connaître. Ainsi, la naissance civile tenant lieu de la naissance par les aïeux, la noblesse russe n’est point une caste ; les grades n’y sont que le fruit de services personnels, et l’héritier d’un feld-maréchal, s’il n’est pas digne de son père, retombe au plus bas degré.

Le système russe, on le voit, présente des avantages qui sont loin de compenser ses inconvéniens, surtout l’absence totale de liberté, qui réduit tous les sujets au rôle de machines aveugles et enlève aux employés toute moralité, en leur interdisant jusqu’à l’exercice de leur conscience privée. La réforme de Pierre-le-Grand, en établissant une échelle non interrompue de rapports légaux et directs depuis l’esclave jusqu’au tsar, fit de la monarchie fédérale et communale des Russes l’empire le plus centralisé qui existe, et, au lieu d’une royauté précaire et dépendante, créa tout à coup l’autocratie. Toutefois, en se refusant reconnaître une valeur quelconque à tout individu qui n’est pas classé parmi les agens de l’état, et en étendant la centralisation et le joug de la loi officielle jusque dans les rapports les plus intimes de la vie des sujets, le tsarisme ne finit-il pas par absorber en lui seul, par haire disparaître l’idée même de la nationalité ? Ne va-t-il pas en ce sens pus loin même que Louis XIV, qui se bornait à dire : L’état, c’est moi ? Une telle organisation peut être admirable au point de vue gouvernemental ; elle peut cacher une force de résistance et de durée incalculable ; elle peut offrir les analogies les plus frappantes avec le système chinois : elle n’en offre certes aucune avec l’organisation sociale des pays vraiment gréco-slaves. Le tableau qu’on vient de tracer des institutions russes modernes est, nous osons le dire, plutôt flatté qu’assombri ; si donc, même présenté avec une impartialité bienveillante, le régime russe se montre tellement inférieur au système social ales autres peuples slaves, ne s’ensuit-il pas que la Russie actuelle est incapable de remplir dans le monde gréco-slave la mission régénératrice dont elle prétend être investie, et qu’au lieu de tendre à se les assimiler,