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raison[1]. Il croit soutenir une opinion comme une autre, et bouleverse avec une tranquillité parfaite non-seulement toutes les données de l’histoire, mais les conditions premières de notre nature. Parce qu’il a lu, dans je ne sais quel registre, dont on ne retrouve plus nulle part l’original, registre désigné sous le nom de Livre noir, qu’en l’an 1030 une église a été fondée à Coutances, il se croit en droit d’affirmer que cette église est bien celle qui existe aujourd’hui, et prétend que ce n’est pas lui qui est tenu d’en administrer la preuve, mais que c’est à ceux qui voient dans cette église une œuvre du XIIIe siècle à fournir la démonstration écrite de ce qu’ils avancent.

Telle était déjà la prétention de M. de Gerville, mais elle s’est fortifiée chez son continuateur : en effet, et c’est là ce qu’il y a de neuf dans le travail de M. Delamare, après avoir établi, sur la foi de ce vieux cartulaire, aujourd’hui égaré, que l’église de Coutances, fondée en 1030, a été achevée en 1083, il fait passer sous nos yeux toutes les archives du chapitre, archives qui, selon lui, sont complètes et sans lacune, et il défie qu’on trouve, depuis l’année 1083 jusqu’au milieu du XIVe siècle, un seul moment où l’on puisse supposer qu’une nouvelle église ait pu être édifiée.

  1. L’auteur ne donne qu’une seule explication à ceux qui lui demandent : Pourquoi une église du style à ogive le plus perfectionné aurait-elle été bâtie à Coutances si long-temps avant qu’on en construisit ailleurs d’un style même imparfait ? Cette explication la voici : les Tancrède étaient nés près de Coutances ; ils ont fourni à l’évêque Geoffroy de Montbray d’abondantes richesses pour bâtir sa cathédrale ; les Tancrède ont construit en Sicile des monumens à ogives ; Geoffroy de Montbray s’est rendu de sa personne auprès d’eux pour réclamer leur secours il aura rapporté non-seulement leurs trésors, mais la science de l’architecture à ogive.
    Tout cela n’est que fiction. Nous savons quels monumens les Tancrède ont construits en Sicile ; nous savons le rôle que joue l’ogive dans ces monumens. Si, après les avoir vus, Geoffroy de MIontbray est venu bâtir du premier coup la cathédrale de Coutances, nous le tenons pour tout aussi devin, pour tout aussi sorcier que s’il n’eût trouvé en Sicile que le temple d’Agrigente ou le théâtre de Thaurmine. Entre ces basiliques siciliennes, conçues dans un système à moitié latin ; à moitié oriental et nos églises du XIIIe siècle, il y a, pour quiconque a quelques notions d’architecture, de ces différences tellement profondes, qu’aucun homme et aucune époque ne peuvent les franchir d’un seul bond. L’ogive, dans les basiliques siciliennes, peut être remplacée par le plein cintre, sans qu’une seule moulure de l’édifice en soit altérée : c’est une forme purement capricieuse, et qui n’influe en rien sur le système général de la construction, tandis que l’ogive, dans nos monumens du XIIIe siècle, c’est le principe même de leur architecture, c’est la racine d’oie tout émane, et sans laquelle rien ne peut subsister.
    C’est faute d’avoir fait ces distinctions essentielles entre ce qu’on peut appeler l’ogive accidentelle et l’ogive systématique, que l’auteur, malgré son incontestable habileté, tombe à chaque pas dans de si étranges erreurs, dès qu’il s’agit d’apprécier le style des monumens.
    Ainsi, il consacre un chapitre à prouver que les Tancrède ont dû contribuer à la construction de la cathédrale actuelle de Coutances, puisqu’on avait placé leurs statues dans une certaine partie de l’édifice, et il ne s’aperçoit pas que, ces statues étant incontestablement de la fin du XIIIe siècle ou plutôt du XIVe, d’après les dessins même qu’il en donne, il y a là une preuve de plus que la cathédrale a été reconstruite, et que, conformément à un usage dont le moyen-âge donne tant d’exemples, en reconstruisant l’édifice dans un nouveau style, on a refait, selon la mode du temps, ces statues qui probablement avaient décoré l’église de 1030.
    Que dirons-nous des inductions que l’auteur croit pouvoir tirer de la forme des sceaux ovoïdes, pour prouver que l’usage du style à ogive remonte bien au-delà du XIIe siècle ? Comme s’il y avait le moindre rapport entre l’ogive, dont le principe est le triangle équilatéral, et toute espèce de forme ovoïde ! Comme si le principe de ces sceaux (presque tous ecclésiastiques) n’était pas une tout autre forme que l’ogive, la forme symbolique connue sous le nom de vesica piscis ?
    L’étude des monumens aurait, nous le répétons, empêché l’auteur de tomber dans des méprises de ce genre, erreurs matérielles qui viennent sans cesse détruire ce qu’il y a souvent de spécieux dans les inductions qu’il sait tirer de ses recherches paléographiques.